Aller � la navigation | Aller au contenu

Mu Kara Sani
Description de votre site

40 ‖ DECEMBRE 2024

Guillaume Ballebê TOLOGO

Lecture sémiotique du « TRAITÉ PORTANT CRÉATION DE LA CONFÉDÉRATION DES ÉTATS DU SAHEL »

Article

Résumé

La sémiotique est une discipline, tantôt considérée comme une science du langage (si l’on considère sa filiation avec la linguistique), tantôt comme une science du sens, partant de sa définition comme « Théorie générale du signe et de la signification ». Parmi ces multiples applications, il y a le discours, le texte (littéraire ou non littéraire). C’est dans cette seconde perspective qu’elle est utilisée pour examiner le traité portant création de la Confédération des Etats du Sahel. En effet, le six (6) juillet 2024, à Niamey, a été adopté, par les trois Etats, le Burkina Faso, la République du Mali, et la République du Niger, un traité, mutualisant leurs efforts dans certains domaines. L’analyse exploite les outils de la sémiotique ; elle n’a donc pas la prétention de faire une analyse politique ou juridique ou de toute autre nature. C’est d’ailleurs pour éviter toute ambiguïté que le terme « Sémiotique » apparait dans la formulation du titre. L’objectif de cette réflexion est d’utiliser la sémiotique pour examiner non seulement le contenu, mais surtout les implications d’un tel traité.

Abstract

Semiotics is a discipline, sometimes considered as a science of language (if we consider its connection with linguistics), sometimes as a science of meaning, based on its definition as “General theory of signs and meaning”. Among these multiple applications, there is speech, text (literary or non-literary). It is from this second perspective that it is used to examine the treaty creating the Confederation of Sahel States (AES). Indeed, on July 6, 2024, in Niamey, a treaty was adopted by the three States, Burkina Faso, the Republic of Mali, and the Republic of Niger, pooling their efforts in certain areas. The analysis uses the tools of semiotics; it therefore does not claim to carry out a political or legal analysis or of any other nature. It is also to avoid any ambiguity that the term “Semiotics” appears in the wording of the title. The objective of this project is to use semiotics to examine not only the content, but especially the implications of such a treatise.

Texte intégral

pp. 167-186

01/12/2024

Introduction

1La sémiotique est une discipline qui étudie le signe, le processus de signification. Son champ d’investigation s’est d’abord porté sur la littérature, mais très vite, il a évolué et a touché d’autres domaines de telle sorte qu’aujourd’hui son objet est presque insaisissable. Ainsi, le texte (littéraire ou non), la société, l’économie, le droit, la santé, etc. sont autant de domaines et de disciplines que la sémiotique peut investiguer, à partir des concepts opératoires qu’elle a élaborés et qui lui permettent d’enquêter sur le sens. C’est donc comme un outil d’analyse qu’elle est utilisée pour examiner un texte, le document portant création de la Confédération des Etats.

2Un traité instituant la création d’une nouvelle entité peut être abordé de plusieurs manières. Des analyses peuvent être de nature juridique, politique, économique, sociologique, etc. Et c’est justement pour apporter plus de précisions au regard de tous ces aspects que le terme sémiotique apparait dans la formulation du sujet : « Lecture sémiotique du Traité portant création de la Confédération des Etats de l’AES ».

3Cet article vise à répondre à la question fondamentale à savoir : Comment la Confédération des pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), prévoit-elle implémenter son processus de souverainisation, et partant son développement ?

4La réflexion aura donc trois axes. Dans un premier temps, nous présenterons les concepts théoriques et méthodologiques ; dans la deuxième partie, nous examinerons les aspects énonciatifs du discours ; et enfin, dans la troisième, nous mettrons en évidence les aspects de souveraineté et développement.

Cadre théorique et conceptuel

5Cette étude s’inscrit dans le cadre général de la sémiotique, en exploitant comme outil d’analyse les concepts de récit, d’actant et de sujet. Dans cette partie, il s’agira dans un premier temps de définir le récit en se référant à Nicole Everaert-Desmedt (2000) et à Louis Millogo (2007). Ensuite, il sera question de présenter les conditions d’usage du concept d’actant, tel qu’envisagé par Algirdas Julien Greimas (1986). Enfin, l’analyse portera sur le contexte géopolitique et les motivations qui ont présidé à la création de cette confédération.

Définitions du récit

6Dans Sémiotique du récit, Nicole Everaert-Desmedt (2000) définit le récit comme la représentation d’un événement. Le terme événement doit être compris comme une transformation, un passage d’un état (initial) à un autre état (final). Du point de vue sémiotique, les deux éléments sont des conditions sine qua none pour qu’un récit puisse émerger.

7Dans Introduction à la lecture sémiotique (2007), Louis Millogo explique que le récit est caractérisé par la narration d’un événement, impliquant la transformation d’une situation à une autre. Millogo va plus loin dans sa conception du récit, quand il tient ce propos :

« Tous les textes analysés ici ont été choisis au regard de leur fonction narrative. Ils sont littéraires, ou même non verbaux. Nous postulons comme bon nombre de sémioticiens que la notion de texte ne couvre pas seulement les discours verbaux mais aussi les expressions non verbales » (Louis Millogo (2007 :14)

8Comme cela apparait dans ce propos, le récit ne se manifeste pas seulement dans le texte littéraire ; il peut se retrouver dans les représentations non verbales où parfois sa présence est plus que suspecte. Louis Millogo l’a amplement mis en évidence à travers ces analyses appliquées entre autres à :

  • Une affiche publicitaire du Burkina Faso : nature et culture ;

  • La sémantique du jeu de clous chez les Bobo du Burkina Faso ;

  • Le langage topologique des masques burkinabè ;

  • Le cycles de l’objet fabriqué : un texte narratif.

9A partir de ces éléments de définition, il convient de noter, en guise de résumé, que le récit qu’il soit un texte littéraire ou non, désigne toute situation qui implique outre la présence d’un événement, celle d’actants.

Le concept d’actant

10Le concept d’actant a émergé dans deux disciplines des sciences du langage, notamment en linguistique et en sémiotique, avant d’être maintenant adapté dans de nombreuses autres disciplines. Le premier à l’avoir utilisé est le linguiste Lucien Tesnière (1959). Dans son entendement, l’actant se construit en rapport avec le verbe, dont il peut être sujet ou complément. Dans sa logique, un verbe conjugué peut avoir un seul actant, deux (2) ou trois (3) actants. En prenant l’exemple suivant :
Le père donne un ballon à son fils
On peut donc identifier, de manière claire et explicite trois actants :

  • Le père (sujet)

  • Un ballon (objet)

  • Son fils (complément d’attribution)

11Il apparait alors clairement dans cette présentation que le concept d’actant en linguistique a été forgé pour analyser les aspects syntagmatiques de la phrase. Il n’offre pas d’intérêt particulier dans le cadre du récit. C’est cette insuffisance que Greimas a essayé de corriger. Ainsi, l’actant désigne-t-il pour lui, une personne, un objet, une chose qui joue un rôle dans un récit. Il détermine dans son ouvrage, Sémantique structurale (1986), six (6) rôles permanents dans le récit, assurés par divers types d’acteurs appelés actants, dont « le sujet » ; et « l’objet ».

12Le sujet est la personne, la chose, l’objet qui, dans le récit cherche à atteindre un objectif précis. Le plus souvent, il agit pour arriver à cet objectif. L’objet, souvent appelé objet de quête ou objet de valeur est ce qui est recherché par le ou les sujets. Comme son nom l’indique, c’est l’objectif que les acteurs veulent atteindre. L’actant du point de vue sémiotique, est le concept qui sera utilisé dans le cadre de cette analyse.

Le contexte de réalisation du traité

13Il est impérieux de rappeler, de manière succincte et sommaire, le contexte de création de la confédération des Etats du Sahel, afin de fournir une base de compréhension. Ce rappel va partir du contexte international et africain avant d’aborder le contexte de chacun des trois pays.

Le contexte international et africain

14Au plan international et africain, il y a depuis quelques années un dérèglement de l’ordre international. Il y a cette impression, que certains pays (notamment les pays occidentaux) ont le droit d’interférer dans les affaires des autres, au point souvent d’imposer leur volonté. Parfois, il leur arrive même, de provoquer un changement de régime en leur faveur. Les cas de la Côte d’Ivoire et de la Lybie, pour ne citer que ces deux exemples, constituent des faits tangibles.

15En Côte d’Ivoire, contre toutes les règles d’éthique, Laurent Gbagbo, président de la République ivoirienne d’alors, a été dégagé par la France, à la suite d’une élection présidentielle contestée. Si l’on considère la Côte d’Ivoire comme un pays souverain, au nom de quelle valeur, la France, et de force, peut intervenir, pour désinstaller un président, et le remplacer par un autre qui leur serait favorable ?

16Dans son ouvrage, Ils savent que je sais tout (2024), Robert Bourgi, un des grands témoins de la Françafrique, répondait à une question sur la crise ivoirienne, notamment sur le rôle du président français d’alors, Nicolas Sarkozi :

« Il (Nicolas Sarkozy) ne supportait pas Laurent Gbagbo qu’il considérait de mauvaise foi (…) Au soir du second tour, je maintenais qu’il (Laurent Gbagbo) avait été élu. Proche d’Alassane Ouattara, Nicolas Sarkozy a pris fait et cause pour la CENI. Dès lors, pour lui, il fallait que Laurent Gbagbo « s’en aille », selon sa propre expression. Il fulminait. Cette position m’a été confirmée lors d’un entretien à l’Elysée, début décembre 2010, alors que la crise post-électorale pointait (…)

Il voulait que je le persuade de quitter le pouvoir, qu’il foute le camp. En accord avec les partenaires européens et occidentaux, il était même disposé à lui proposer tous les égards dus à un ancien chef d’Etat : une chaire d’histoire dans une université française ; un salaire mensuel de 30 millions de francs CFA (…)

17Nous sommes retournés dans le bureau du président Sarkozy, qui nous attendait dans un canapé. Apprenant le rejet de ses propositions, je le revois bondir d’un coup :

Dès demain, je le vitrifie.

La suite est connue. » Bourgi R., Lejeal F., (2024 : pp. 427-429)

18Pour le cas de la Lybie, c’est exactement le même phénomène. Le Guide de la révolution libyenne, Mohammar Kadhafi a été tué sous prétexte qu’il n’est pas un « bon » démocrate. A partir de cette tragédie, tout le Sahel est devenu une zone d’insécurité. Et ce fut d’abord, le Mali qui va être la première victime du terrorisme.

Le contexte malien

19Le 11 janvier 2013, la France lance une opération militaire spéciale dénommée « Serval » pour sauver le Mali du terrorisme, et à partir de juillet 2014, « Serval » se transforme en opération « Barkhane » pour sécuriser tout le Sahel. Les Maliens étaient très enthousiastes et considéraient la France comme leur « sauveur ». Mais, malgré cette intervention, cette grande opération pour « sauver » d’abord le Mali, et par la suite, tout le Sahel, le terrorisme, comme un cancer s’est métastasé.

20Quelques années après, les Maliens qui étaient enthousiastes vont déchanter. Même les plus sceptiques se rendent compte que le projet français d’aider le Mali n’était qu’un prétexte. Dans ce cas de figure, un premier coup d’Etat survient le 18 aout 2020. Les populations applaudissent. Les militaires sous la pression de la CEDEAO et de la France, remettent le pouvoir aux civils : Bah N’daw est désigné Président de la transition et Assimi Goita est vice-président. La cohabitation est difficile ; alors, un deuxième coup intervient le 24 mai 2021. Les militaires récupèrent la gestion du pouvoir. Assimi Goita devient président ; les militaires décident de prendre leur destin en main. Prendre leur destin en main veut dire engager un processus de souverainisation.

Le contexte burkinabè

21Pour le cas du Burkina Faso, après l’insurrection de 2014, un président civil est élu en 2015, puis réélu en 2020. Le Burkina Faso, à partir de 2016, commence à perdre le contrôle d’une grande partie de son territoire. Après 2020, la situation devient critique, certains citoyens appelaient ouvertement à un coup d’Etat. Le 23 janvier 2022, un coup d’Etat est réalisé au Burkina Faso, les populations dans leur grande majorité applaudissent. Le nouveau président s’appelle Paul-Henri Sandaogo Damiba. Mais à peine quelques mois, certains citoyens commençaient, ouvertement à un autre coup d’Etat, pour raison sécuritaire, mais aussi pour des raisons de politique extérieures ( le pays semblait se rapprocher de la France, alors qu’une grande majorité de la population, comprenant mal ce rapprochement). Ainsi, le 30 septembre 2022, à peine huit (8) mois de transition, un deuxième coup d’Etat intervient : le capitaine Ibrahim Traoré devient le nouveau président.

22Les jeunes capitaines qui avaient d’ailleurs participé au premier coup d’Etat estiment avoir été trahis. Les jours qui ont suivi ce coup d’Etat, ont marqué une rupture claire et profonde dans la politique extérieure du Burkina Faso ( le choix de nouveaux partenaires stratégiques, au détriment d’anciens partenaires considérés comme peu ou pas sincères).

23Les deux nouveaux présidents (Mali et Burkina Faso) se rapprochent. Ils décident donc de s’unir dans leur malheur pour résister aux pressions (sous régionales et internationales). C’est dans cette commune lutte existentielle qu’intervient le coup d’Etat du Niger.

Le contexte nigérien

24Le 26 juillet 2023, contre toute attente, le Niger connait un coup d’Etat ; là aussi, les populations sortent nombreuses et applaudissent. Ce dernier coup d’Etat était aux yeux de la France et de la CEDEAO, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Une intervention militaire est donc décidée par la CEDEAO, soutenue par la France, pour attaquer le Niger afin de restaurer de force la démocratie. Le Burkina Faso et le Mali, officiellement décident de soutenir le Niger, et déclarent que toute attaque contre le Niger sera considérée comme une attaque contre le Burkina Faso et le Mali.

La création du Liptako-Gourma

25Pour survivre aux pressions de la CEDEAO et de la France, les trois pays n’ont d’autres choix que de s’unir. C’est une nécessité vitale, existentielle. Ils décident de manière formelle et officielle de mettre en place une alliance du Liptako-Gourma, appelée Alliance des Etats du Sahel (AES) qui est un pacte de défense mutuelle. L’Alliance est née le 16 septembre 2023. Après cet acte, les événements vont s’enchainer. En effet, le 28 janvier 2024, les trois pays annoncent leur retrait de la CEDEAO. A partir de là, c’est donc sans grande surprise que les populations vont prendre acte, de manière officielle et solennelle, dans une très grande ambiance à Niamey, le 6 juillet 2024, à l’adoption du Traité portant création de la Confédération des Etats de l’AES, par les trois présidents.

Eléments énonciatifs et pragmatiques du discours

26L’énonciation est un processus de mise en situation de l’énoncé. L’énonciation, comme idée de présence de l’Homme dans le langage serait née avec Emile Benveniste dans son ouvrage Problèmes de linguistique générale, 1. Dans ce livre en effet, la cinquième partie est consacrée à « L’homme dans la langue », il fait remarquer l’importance du verbe et du pronom dans le dispositif de l’énoncé. Ces éléments sont importants parce qu’ils portent la marque de la personne :

« Le verbe est avec le pronom, la seule espèce de mots qui soit soumise à la catégorie de la personne. Mais le pronom a tant d’autres caractères qui lui appartiennent en propre et porte des relations si différentes qu’il demanderait une étude indépendante. Tout en utilisant à l’occasion les pronoms, c’est la personne verbale seule que nous considérons (…) » Emile Benveniste (1966 :225)

27Comme il ressort à travers cet extrait l’énonciation examine la mise en situation du discours. Il s’agit en général de se poser la question élémentaire de « qui parle ? A qui ? Dans quelles conditions ? Qu’est-ce qui est dit ? » Ces questionnements élémentaires impliquent de rechercher dans l’énoncé les différentes personnes qui échangent (locuteurs) et (interlocuteurs), même si ce dernier, dans certaines situations est implicite. Il s’agira également de rechercher les traces des embrayeurs ou indicateurs de temps et de lieux.

Structure du document

28Le document intitulé « Traité portant création de la confédération des Etats du Sahel » comporte au total dix (10) pages. Il est structuré en plusieurs séquences ou parties, désignées par le terme « Titre ».
La première page est la couverture qui comprend les emblèmes des trois pays signataires, avec le titre ;
La deuxième page est un préambule, une partie introductive qui situe le contexte et manifeste l’engament, la décision prise par les pays signataires. On peut y lire cet élément suivant :

« Le Burkina Faso,

La République du Mali,

La République du Niger,

Conscients des liens historiques, géographiques et culturels qui unissent les trois (3) pays et des valeurs auxquelles ils sont attachés,

Réaffirmant leur pleine souveraineté et désireux de créer un espace de paix et de prospérité ;

(…)

Conviennent de ce qui suit : (…) » p.2

29A la suite du préambule, s’articulent les différentes séquences désignées sous l’appellation « Titre ». Chaque titre comprend au moins un article qui détermine son contenu. Par ailleurs, chaque « Titre » porte un nom qui permet de désigner avec clarté les éléments abordés. Les différents points abordés dans les différents titres sont :

  • Titre I « Définitions » (1 articles)

  • Titre II « De la création, des principes et des domaines de compétence » (4 articles)

  • Titre III « De l’organisation de la confédération » (2 articles)

  • Titre IV « Du collège des chefs d’Etat de la confédération » (4 articles)

  • Titre V « Des Sessions confédérales du Conseil des ministres » (2 articles)

  • Titre VI « Des sessions confédérales, des parlements » (6 articles)

  • Titre VII « Du règlement des différends » (1 article)

  • Titre VIII « Des traités et accords internationaux » (1 article »

  • Titre IX « Des dispositions diverses et finales » (10 articles)
    Le traité portant création de la Confédération des Etats du Sahel, est un document de dix (10) pages, organisé en neuf (09) titres, regroupant au total trente un (31) articles.

L’intentionnalité

30John L. Austin, dans Quand dire, c’est faire (1970), estime que la parole est un acte, donc parler, c’est d’une certaine façon agir. Cela suppose au préalable que derrière chaque prise de parole, chaque document, il y a une intentionnalité, plus ou moins explicite.

31Le rôle et la place de l’intentionnalité est fondamentale dans la pragmatique. En effet, l’un des aspects de cette discipline est de considérer non seulement que la parole, à certain moment, réalise un acte au moment même où le locuteur s’exprime, mais surtout de produire des effets sur l’interlocuteur. Tout cela ne peut se concevoir sans intention.

32Le préambule, à travers les verbes et adjectifs qualificatifs qui organisent les actions exprimées, contient treize paragraphes introduits par trois types de mots, à savoir : le participe passé, le participe présent, l’adjectif qualificatif.

33Le participe (passé et présent) a la spécificité d’être en général un mode impersonnel, c’est-à-dire qu’il se conjugue sans un pronom personnel. La construction syntaxique de la phrase explique cette disposition. En effet, les pays signataires nommément cités en début du texte, sont considérés comme « sujet » ;

  • Les adjectifs qualificatifs sont au nombre de quatre (4). On les retrouve aux paragraphes 1, 6, 10, et 13. A travers cette disposition, on constate que l’adjectif apparait au début (1er paragraphe) et à la fin (13è paragraphe) du préambule sous cette forme :

« Conscients des liens historiques, géographiques et culturels qui unissent les trois pays et des valeurs auxquelles ils sont attachés (…)

Désireux de parvenir à terme à une fédération »

34Ces deux adjectifs qualifient deux états d’âme différents, dont il importe de prêter une vive attention.

35Dans Sémiotique des Passions (Des états de choses aux états d’âme), Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille (1991) identifient deux types de sujet : il y a un sujet intelligible (conscient, rationnel) et un sujet sensible (désir, sentiment). L’horizon tensif de chaque individu dépendra de l’équilibre du sensible et de l’intelligible. Il apparait que l’actant collectif dans ce texte ( la Confédération des Etats du Sahel) exprime, et de manière très explicite, cette double dimension du sensible et de l’intelligible.

  • Les verbes au participe passé sont au nombre de trois (3) : les verbes utilisés dans ce cadre apparaissent aux paragraphes 8,9, et 11 et sont très significatifs :

« - Déterminés à mutualiser les efforts en matière de défense et de sécurité

Résolus à promouvoir le développement économique de leur espace

Guidés par l’esprit de fraternité, de solidarité, et d’amitié » (…)

36Il ressort que chaque verbe détermine et assure un programme spécifique. En effet, le verbe déterminés est utilisé pour assurer le développement économique ; et, Guidés (employé sous la forme passive) est le seul verbe qui ne fait pas d’action, mais la subit.
Cette construction passive exprime l’idée que ces trois peuples reconnaissent le fait qu’ils constituaient une seule et même entité. C’est donc une réalité historique qui s’impose à eux, sans qu’ils aient besoin d’action particulière.

  • Les verbes au participe présent sont au nombre de six (6), les plus nombreux. On les retrouve aux paragraphes 2,3,4,5,7, et 12. Dans six (6) occurrences du participe présent, un seul verbe est apparu quatre fois ; c’est le verbe « réaffirmant » :

Réaffirmant leur pleine souveraineté (…)

Réaffirmant leur attachement à la charte du Liptako-Gourma (…)

Réaffirmant leur profond attachement aux droits de leurs peuples respectifs (…)

Réaffirmant leur engagement en faveur de l’intégration (…) »

37Le participe présent utilisé dans ce cadre renvoie aux différents textes antérieurs (traités, accords, etc.) auxquels les trois Etats se soumettent. Ils réaffirment donc leur attachement à continuer à respecter les accords conclus ou ratifiés qui engagent la vie des différents peuples.
Outre ces observations sur les verbes et les adjectifs qui organisent le contenu de ces différents paragraphes du préambule, il apparait pertinent de considérer le pronom personnel dont l’emploi est également spécifique dans ce contexte. Il n’y a en effet, aucun pronom personnel, employé comme sujet. Il n’y a donc ni la première personne (je/nous) marque du locuteur, ni la deuxième personne (tu/ vous) marque d’un quelconque interlocuteur. Emile Benveniste (1966) appelle cet usage, l’énonciation historique :

« Le plan historique de l’énonciation se reconnait à ce qu’il impose une délimitation particulière aux deux catégories verbales du temps et de la personne prises ensemble. Nous définirons le récit historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique « autobiographique ». L’historien ne dira jamais « je » ni « tu », ni « ici », ni « maintenant », qui consiste d’abord dans la relation de personne Je = tu. On ne constatera donc dans le récit historique strictement poursuivi que des formes de 3è personne » Emile Benveniste ( 1966 : 239)

38C’est donc l’usage de cette énonciation historique qui explique la formulation suivante dans laquelle le pronom « Nous » n’a pas été utilisé dans l’élaboration du préambule :

« Le Burkina Faso,

La République du Mali,

La République du Niger,

(…)

Conviennent de ce qui suit : (…) »

39Cette description non exhaustive des éléments énonciatifs se limite juste au préambule. Mais l’ensemble du texte s’inscrit dans la même perspective.

Le traité portant création de Confédération de l’AES, une perspective endogène pour un développement du Sahel

De la suzeraineté à une perspective de souveraineté

40Selon le Dictionnaire Le Robert, le terme suzerain renvoie à « vassal », « soumis ». Il renverrait également à l’idée d’une personne, d’un peuple, un pays qui est dominé par un autre dans les domaines essentiels, liés à sa souveraineté. La création de l’AES, puis de la Confédération constitue une rupture, par rapport à un ordre qui existait dans les relations entre les pays africains francophones en particulier et la France. Cette rupture pourrait constituer une étape historique, un processus de transformation d’une situation de suzeraineté vers une situation de souveraineté. Et comme Joseph KI-ZERBO l’exprime fort bien, l’histoire fonctionne sur la base de nécessité et de rupture :

« L’histoire marche sur deux pieds, celui de la liberté et celui de la nécessité. Si l’on considère l’histoire dans sa durée et dans sa totalité, l’on comprendra qu’il y a à la fois continuité et rupture. Il y a des phases où les inventions se bousculent : ce sont les phases de la liberté créatrice. Et il y a des phases où, parce qu’on n’a pas résolu les contradictions, des ruptures s’imposent : ce sont les phases de la nécessité. Dans ma compréhension de l’histoire, les deux aspects sont liés (…) » Joseph KI-ZERBO (2013 : 15)

41Joseph KI-ZERBO, dans ce propos a exprimé avec justesse, une dynamique de la marche du monde, de l’évolution des peuples. Il y a des moments de liberté créatrice (les moments de fonctionnement normal des Etats) et des moments de ruptures, manifestés dans le cas de ces trois pays par des coups d’Etat.

42L’une des spécificités de ce traité est que pour la première fois, depuis les années 1960, dates des indépendances de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, des pays passent d’une hypothèse à une réalisation concrète d’une Confédération.

43L’ Article deux (2)  du traité est donc dans ce sens une prise de conscience et l’expression d’une souveraineté qui consiste à unir les trois pays afin de créer une entité plus forte, dotée d’une liberté créatrice. Il stipule : « Il est créé entre le Burkina Faso, a République du Mali et la République du Niger, une confédération dénommée Confédération des Etats du Sahel ( AES) »

44L’un des aspects importants de la souveraineté des Etats de la Confédération est exprimé dans le « Titre IX » intitulé « Des Dispositions diverses et finales » en son Article 22. Le rôle et la place des langues nationales y est abordé et traité de manière efficiente :

45Article vingt-deux (22) :

46« Les langues officielles de la Confédération sont les langues nationales des Etats membres choisies par le Collège des Chefs d’Etat de la Confédération.

47L’anglais et le français sont des langues de travail de la Confédération. »

48Certes, dans la pratique le statut des langues nationales n’a pas encore changé sur le terrain, mais les ériger en langues officielles est déjà en soi un acte de prise de conscience de leur importance dans le processus d’implémentation du développement.

49Le second aspect est le volet langue de travail. Dans ces trois Etats, seul le français était reconnu et valorisé. Cette langue qui rappelle le passé colonial avec la France, représente un des vestiges de ce passé historique. La Confédération de manière souveraine et pragmatique choisit en plus du français, l’anglais en raison sans doute de son envergure et des possibilités qu’elle offre. Il s’agit donc d’un choix pragmatique.

Les différents actants

50En sémiotique, l’actant est « une personne, un objet, une chose » qui joue un rôle dans un récit, un événement ou une situation. Il y a six (6) rôle, donc six (6) actants. Ces différents actants se répartissent en trois axes qui se complètent deux à deux :

  • Le sujet Vs l’objet

  • L’adjuvant Vs l’opposant

  • Le destinateur Vs le destinataire

51Dans le cadre de cette analyse, seuls le « sujet » et « l’objet » nous intéresseront. Le sujet étant la personne, l’objet ou la chose qui est à la recherche de quelque chose, et l’objet de quête étant la chose recherchée. Dans ce traité, l’objet de quête est clairement exprimé dès le préambule et détaillé dans la suite du traité. En effet, l’extrait suivant met en évidence la quête des trois pays :

« Le Burkina Faso,

La République du Mali,

La République du Niger,

(…)

Désireux de parvenir à terme à une fédération »

52L’objet de quête exprimé dans ce traité est de réaliser à terme ( la confédération une étape intermédiaire avant la réalisation de la fédération). La réalisation du traité (Etat Confédéral), comme objet modal, c’est-à-dire une étape intermédiaire à partir de laquelle, l’objet définitif serait atteint implique des compétences.
L’Article 4 du traité évoque ces compétences :

« Chacun des Etats confédérés conserve son indépendance et sa souveraineté à l’exception des compétences déléguées à la Confédération qui se situent dans les domaines ci-après :

La défense et la sécurité ;

La diplomatie ;

Le développement. »

53Pour qu’il y ait transformation, il faut que le sujet non seulement soit un sujet opérateur, mais qu’il ait des qualités, c’est-à-dire des compétences. Ces éléments sont résumés par Louis Millogo en ces éléments :

« Pour réaliser une performance, un sujet opérateur doit avoir une compétence. Celle-ci peut s’analyser en quatre modalités, qui sont :

Le Vouloir-faire ;

Le devoir-faire ;

Le savoir- faire ;

Le pouvoir- faire. » Louis Millogo ( 2007 : 26)

54Ces compétences sont comme des instruments qui, utilisés judicieusement permettent de réaliser une bonne performance, c’est-à-dire de réussir ce que l’on entreprend. Dans le cadre de ce traité, le « Titre III » : « De l’organisation de la confédération », en son article 6 et 7, représente ces instruments qui, s’ils sont appliqués avec efficience pourrait garantir une bonne performance.

55Article 6 :

« Les instances de la Confédération sont :

Le Collège des chefs d’Etat

Les Sessions Confédéral du Conseil des Ministres

Les Sessions confédérales des Parlements. »

56Ces trois instructions, à savoir « le collège des chefs d’Etat ; les sessions du conseil des Ministres, et la session des Parlements » sont des instruments fondamentaux dans le processus de prise de décisions. L’avenir, la réussite de la Confédération en dépendent.

Conclusion

57A la question de savoir s’il pensait que le continent africain pourrait un jour sortir de sa marginalisation, Joseph KI-ZERBO répondit :

« Il ne faut pas trop nous déterminer par rapport aux autres et concevoir la marginalisation en fonction du centre. Le centre est d’abord en nous-mêmes. Je dirais qu’il faudrait, comme alternative, d’abord un projet d’ensemble (…) Donc, il faut réaliser une opération mentale individuelle d’abord, collective ensuite, et se dire : « Je suis le centre de moi-même » Joseph KI-ZERBO (2013 :209)

58Du projet à la réalisation de cet article, il n’y a jamais pour but d’encenser l’AES ; encore moins de rêver de façon béate, mais il a juste été question d’observer une dynamique nouvelle. Celle-ci se manifeste par l’audace, la vision de trois dirigeants soutenus fortement par leurs différents peuples. Ces trois leaders tentent d’implémenter une autre forme de développement orientée sur l’endogène. Cette voie, les intellectuels africains, les panafricanistes l’avaient toujours réclamée comme condition sine qua none pour donner à l’Afrique, d’abord une âme, et à partir de là une souveraineté.

59Maintenant que la Confédération a été créée, l’AES représente en soi une puissance géopolitique et stratégique en Afrique. Il apparait très tôt de la jugée, parce qu’elle n’a encore posé d’actes concrets après sa naissance. Toutefois, l’idée de mutualiser les efforts à travers une confédération est salutaire, au regard du contexte international, des crises qui traversent le monde.

60Au regard du contexte d’élaboration et du contenu du traité portant création de la Confédération des Etats du Sahel, les trois pays fondateurs, à savoir le Burkina Faso, le Mali, le Niger représentent ce qu’on désigne en sémiotique sous le nom de « sujet opérateur ». C’est le type de sujet qui sait ce qu’il veut et qui agit pour l’obtenir. Autrement, il opère de lui-même pour transformer sa vie. Par ailleurs, ces trois pays représentent également « un sujet intelligible » qui agit intelligemment, contrairement à un sujet sensible qui agirait en suivant les détours de ses passions. Enfin, il s’agit là d’un sujet qui n’attend pas l’avenir, mais qui façonne son devenir. C’est en ce sens que ce traité n’est pas seulement symbolique de l’Afrique qui renait ; il est historique, et dans une certaine manière, il est en passe de convaincre les panafricanistes de divers espaces et de différentes générations.

Bibliographie

AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Editions du Seuil, 1970.

BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale 1, Editions Gallimard, 1966.

EVERAERT-DESMEDT Nicole, Sémiotique du récit, De Boeck Editions, 2000.

GREIMAS Algirdas J., La Sémantique structurale, PUF, 1986.

GREIMAS A, J. et FONTANILLE Jacques, Sémiotique des Passions (Des états de choses aux états d’âme), Editions du Seuil, 1991.

KERBRAT-ORECCHIONI, L’énonciation, Armand Colin, 2009.

KI-ZERBO Joseph, A quand l’Afrique ? entretien avec René Holenstein, Editions d’en bas, 2013.

ZILBERBERG Claude, La Structure tensive, PUL, 2012.

Pour citer ce document

Guillaume Ballebê TOLOGO, «Lecture sémiotique du « TRAITÉ PORTANT CRÉATION DE LA CONFÉDÉRATION DES ÉTATS DU SAHEL »», Mu Kara Sani [En ligne], Dossiers, 40 ‖ DECEMBRE 2024, mis � jour le : 23/01/2025, URL : http://mukarasani.com/mukarasani/index.php?id=338.

Quelques mots à propos de :  Guillaume Ballebê TOLOGO

Département de Lettres modernes, Option Sémiotique

Université Joseph KI-ZERBO (Ouagadougou, Burkina Faso)

gtologo@gmail.com