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40 ‖ DECEMBRE 2024

Krouélé TOURE, Kidiomabin SORO et Antonio Marcus TANO KOFFI

Les déterminants de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire

Article

Résumé

Cet article sur les déterminants de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire est une étude menée sur différents sites sélectionnés au sud, à l’ouest, au centre et au nord du pays. Des documents sont d’abord analysés. Ensuite, les acteurs que sont les conseillers en alphabétisation, les promoteurs des centres d’alphabétisation, les animateurs et les auditeurs de 6 centres d’alphabétisation situés en milieu rural et urbain sont interrogés. Les résultats montrent que plusieurs déterminants d’ordre politique, socio-culturel ou en relation avec les pratiques d’alphabétisation et la fréquentation des centres d’alphabétisation, alimentent la persistance de l’analphabétisme. Une alphabétisation fonctionnelle adaptée aux différents milieux professionnels et sociaux pourrait contribuer à une forte atténuation de l’analphabétisme en Côte d'Ivoire.

Abstract

This article on the determinants of the persistence of illiteracy in Côte d’Ivoire is based on qualitative analyzes. Documents are first exploited. Then, the actors that are literacy counselors, promoters of literacy centers, facilitators and learners of 6 literacy centers located in rural and urban areas are interviewed. The results show that a number of determinants in relation to the literacy policy applied, the management of literacy centers and socio-cultural factors justify the persistence of illiteracy. Functional literacy and awareness-raising adapted to the different professional and social environments could contribute to a strong mitigation of the phenomenon in Côte d’Ivoire.

Texte intégral

Introduction

1En 2022 la Côte d’Ivoire célèbre ses 62 ans d’indépendance. Des années marquées par des efforts constants en matière d’éducation. Des écoles primaires sont ouvertes dans plusieurs localités, des lycées et collèges sont construits essentiellement dans les villes pour favoriser les accès à l’école. Plusieurs politiques éducatives sont mises en œuvre dans le temps. Entre 1960 et 2015 ces politiques mettent l’accent sur la scolarisation au cycle primaire pour favoriser l’alphabétisation de la population. A partir de 2015 l’on assiste à des politiques éducatives visant l’allongement de la scolarisation jusqu’au collège au moins. Une loi sur la scolarisation obligatoire entre six et seize ans est même adoptée. D’importantes ressources sont injectées dans l’éducation pour élever le niveau d’éducation de la population. L’on assiste ainsi à l’application de la politique des collèges de proximité. Le ministère de l’éducation nationale se réorganise en 2021 et se dote de nouvelles directions centrales pour une meilleure prise en compte des populations non scolarisées. D’une direction centrale consacrée à l’alphabétisation l’on passe à quatre et le ministère lui-même prend une nouvelle dénomination. Il se nomme désormais ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation. Des programmes de sensibilisation des populations rurales sur l’enjeu de la scolarisation de la jeune fille sont également lancés.

2Malgré tous ces efforts gouvernementaux, le pays reste confronté à la persistance de l’analphabétisme. Les chiffres sur la faible baisse des taux d’analphabétisme suscitent des interrogations. Le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 1998 indiquait un taux d’analphabétisme de 63,6% de la population en Côte d’Ivoire. Selon le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2021, plus de la moitié de la population demeure toujours analphabète. Le pays compte en fait 51,5% d’analphabètes dont 46,1% d’hommes et 57,4% de femmes. Ces taux sont accentués en milieu rural où l’on trouve 67,8% d’analphabètes dont 62,1% d’hommes et 74,1% de femmes. Est-il besoin de préciser que ces chiffres traduisent l’ampleur de la sous-scolarisation dans le pays. Cette sous-scolarisation reste très forte en milieu rural où l’accès des filles à l’école est toujours limité.

3Un tel phénomène freine l’élan de la croissance et maintient les populations dans le sous-développement économique et social. Et pourtant, le contexte mondial est favorable à la mise en place des conditions d’atténuation des inégalités sociales. Des structures internationales onusiennes comme le PNUD, l’UNICEF, l’UNESCO, le PAM, l’OMS travaillent à permettre à toutes les populations d’avoir accès à la santé, à l’alimentation, à l’éducation afin de sortir de la pauvreté. Pour traduire ces finalités en objectifs concrets, l’ONU institue une nouvelle gouvernance mondiale en l’an 2000. Elle vise l’abandon des programmes d’ajustement structurels (PAS) appliqués dans les pays sous-développés d’Afrique. Ces programmes, faut-il le rappeler, sont perçus par les populations comme très impopulaires. La nouvelle gouvernance mondiale consiste à adopter des objectifs à atteindre sur une période donnée par chaque gouvernement. Dès l’an 2000 sont adoptés les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Huit objectifs à atteindre en 2015 sont proposés. Le bilan, à l’issue de cette première échéance, montre des populations dans de nombreux pays, notamment en Afrique de l’Ouest, analphabètes et pauvres. C’est alors que pour la période 2015-2030 sont formulés les ODD (Objectifs de Développement Durable) au nombre de 17. Ils mettent l’accent sur la lutte contre la pauvreté, l’éducation tout au long de la vie et les actions pour la préservation de la planète.

4Concernant précisément l’analphabétisme en Afrique de l’Ouest, l’on doit rappeler que des actions sont entreprises dès l’accession aux indépendances des Etats colonisés. Déjà en 1961, les dirigeants africains se réunissent à Addis-Abeba sous l’égide de l’UNESCO pour réfléchir sur les voies et moyens de faire reculer l’analphabétisme. Les rencontres se poursuivront, appuyées par les publications de rapports et de travaux scientifiques. Le Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2016 de l’UNESCO rappelle que l’alphabétisation ne doit pas être « un simple processus d’acquisition de compétences cognitives de base », p. 276. Il faut utiliser ces compétences pour le développement socioéconomique, la conscience citoyenne et la réflexion critique, « bases de l’évolution personnelle et sociale » p. 276. Ce rapport reconnaît que « l’alphabétisation universelle des adultes ne pourrait pas être réalisée au cours des 15 prochaines années, sans toutefois se fixer d’objectif à atteindre », p.276. Le Rapport d’état sur le système éducatif national, Côte d’Ivoire 2016 précise pour sa part l’ampleur de la non scolarisation en 2014. Selon le tableau 2.7, p.69, un peu plus d’un quart des enfants âgés de 6 à 15 ans sont hors du système scolaire. Dans une thèse de doctorat sur l’analphabétisme en Afrique, Adeline. Seurat (2012, p.iii) relève la forte variabilité entre les pays de l'impact des activités d'alphabétisation sur les compétences scolaires et une faible efficacité des politiques nationales d'alphabétisation. De leur côté, Aka. Adou et Yéo. Soungari, (2016, p. 21) voient la solution de l’analphabétisme dans la formation des agents alphabétiseurs. En effet, les deux co-auteurs constatent que l’alphabétisation de masse est laissée à des agents alphabétiseurs sans formation pédagogique appropriée. Il s’agit d’agents recrutés généralement sur le tas et dont le niveau d’étude varie entre le CEPE et le BEPC.

5Dès 2011, la stabilité progressive en Côte d’Ivoire, favorise la mise en place de politiques éducatives orientées vers l’atteinte des OMD et des ODD. L’école devient obligatoire en 2015 pour tous les enfants âgés de 6 à 16 ans. La création de collèges de proximité dans chaque région devient une réalité et le recrutement massif de personnel enseignant et d’encadrement est entrepris. De plus, des actions de sensibilisation sont lancées dans les milieux sociaux les plus hostiles à la scolarisation. Ce contexte national en matière d’éducation s’inscrit dans un environnement mondial caractérisé par le numérique. Désormais les activités essentielles des personnes dans la vie moderne se mènent grâce aux outils numériques : communiquer, s’informer, se déplacer, travailler, faire des opérations bancaires, apprendre, se former, échanger avec autrui, faire des commandes, importer, exporter, s’alimenter, se divertir. Et les outils du numérique sont le téléphone portable, l’ordinateur, l’internet. Un tel environnement nécessite pour tout citoyen, certaines compétences de vie acquises par la lecture, l’écriture, le calcul et la maîtrise des outils de communication. Laisser prospérer l’analphabétisme en Côte d'Ivoire, c’est donc faire la promotion de l’exclusion sociale et préparer un terrain favorable aux rébellions, soulèvements, révoltes populaires irrépressibles ou même à l’intégrisme religieux qui déstabilise déjà certains pays en Afrique de l’Ouest.

6En revanche, faire disparaître l’analphabétisme, c’est contribuer au développement humain. Et les experts du PNUD précisent le sens de cette expression.

« La notion de développement humain fait référence au développement des individus par la création de capabilités humaines, au développement par les individus par leur participation active aux processus qui déterminent leur vie et au développement pour les individus par l’amélioration de leur vie ».

7L’indice de développement humain (IDH) est ainsi calculé pour chaque pays et un classement international est fait par année. C’est un indice composite regroupant trois dimensions fondamentales du développement humain. Il s’agit de « l’espérance de vie à la naissance » qui exprime la capacité à vivre longtemps et en bonne santé ; « la durée moyenne de scolarisation et la durée attendue de scolarisation » qui expriment la capacité à acquérir des connaissances et « le revenu national brut par habitant » qui exprime la capacité à avoir un niveau de vie décent. La valeur de l’IDH a une limite supérieure de 1.0 (PNUD, 2016, pp. 2-3). Le niveau de scolarisation est donc l’un des trois indicateurs contribuant au calcul de l’IDH. Les données du Recensement général de la population et de l’habitat de 2021 (p. 47) indiquent, un taux de 51,5% d’analphabétisme de la population des jeunes et des adultes en Côte d’Ivoire. Entre 5 et 6 jeunes sur 10 des plus de 15 ans ne savent ni lire ni écrire correctement. Une population massivement analphabète a nécessairement un impact négatif sur le niveau de l’IDH. Un impact accentué par le fait que le niveau d’éducation agit également sur les deux autres indicateurs c’est-à-dire l’espérance de vie et le niveau de revenu des citoyens. Cette recherche est donc motivée par la nécessité d’une amélioration du niveau d’éducation de la population.
Comment expliquer la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire ?
Cette question de recherche renvoie à la formulation d’un objectif pour cette étude. Il s’agit d’approfondir la compréhension des facteurs à la base de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire.

Matériels et méthodes

8Sites d’étude

9Six sites sont retenus pour cette étude, 3 urbains et 3 ruraux. En milieu urbain l’on a sélectionné le centre d’alphabétisation de Frefredou de l’Inspection de l’Enseignement Préscolaire et Primaire (IEPP) de Bonon, ville située à l’ouest de la Côte d’Ivoire ainsi que celui de Kanou de l’IEPP de Bouaké-Sokoura, situé au centre du pays et celui du groupe scolaire résidentiel, à l’IEPP de Ferlé-Sud, au nord du pays. En milieu rural, sont choisis les centres d’alphabétisation de Binao 3 à l’IEPP de N’douci, situé au sud du pays, de Kanoua à l’IEPP de Djebonoua, au centre du pays et de Tienlovogo à l’IEPP de Ferké-Nord, au nord de la Côte d’Ivoire. Ces différents centres d’alphabétisation situés à l’ouest, au sud, au centre et au nord de la Côte d’Ivoire, sont visités entre 2020 et 2022, à l’occasion de l’encadrement sur le terrain des conseillers-stagiaires en alphabétisation formés par l’Ecole Normale Supérieure d’Abidjan. Profitant des missions d’encadrement, les enquêtes pour cette étude sont menées sur ces sites.

Population cible

10Un conseiller en alphabétisation, le plus ancien, est retenu dans chacune des 6 IEPP pour les enquêtes. Le promoteur du centre d’alphabétisation retenu est invité à participer à l’enquête. Un ou deux animateurs tenant les niveaux 1 et 2, sont également retenus. La participation à l’enquête étant fondée sur le choix volontaire des acteurs, lorsque deux animateurs acceptent, alors ils sont tous deux retenus. Précisons que trois niveaux existent dans les centres d’alphabétisation. Ce sont les niveaux 1, 2 et 3. Un apprenant qui a achevé le niveau 3 peut poursuivre ses études à travers les cours du soir UNESCO et se présenter aux examens scolaires comme le CEPE et plus tard le BEPC. L’ensemble des conseillers en alphabétisation, des promoteurs des centres d’alphabétisation et des animateurs des classes d’alphabétisation forment un premier groupe de personnes à enquêter. Ils sont au total 20 personnes.

11Par centre d’alphabétisation, deux apprenants sont sélectionnés en tenant compte du genre et de la régularité. Ce deuxième groupe de personnes à enquêter comprend ainsi 6 femmes et 6 hommes soit un effectif de 12 auditeurs.

Méthodes de collecte des données 

12La collecte des données s’appuie d’abord sur des données empiriques analysées à travers le Plan sectoriel Education/Formation 2016-2025. Elle procède ensuite par des méthodes qualitatives. Il s’agit de focus-groupes et d’analyses de contenu.

13Deux focus-groupes sont organisés dans chaque centre d’alphabétisation retenu. Le conseiller en alphabétisation, le promoteur du centre d’alphabétisation et le ou les animateurs prennent part au premier focus-groupe. Le second focus-groupe est mené avec les 2 auditeurs sélectionnés.

14Dans les différents centres d’alphabétisation, les échanges dans le premier focus-groupe se déroulent autour de deux principales questions :

  • Quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontées les activités d’alphabétisation ?

  • Pouvez-vous vous prononcez sur la fréquentation des centres d’alphabétisation ?

15Deux autres questions sont prévues pour orienter les débats avec le deuxième focus-groupe constitué d’apprenants.

  • Quelle est l’importance des cours d’alphabétisation pour vous ?

  • Comment expliquez-vous les réticences de certaines personnes à fréquenter les centres d’alphabétisation ?

16Les entretiens sont animés autour de ces questions centrales et visent à cerner les explications profondes de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire. Les enquêtés sont invités à se prononcer sur les obstacles à l’alphabétisation liés aux familles, au milieu social ou aux pouvoirs publics. Les données collectées des différents focus-groupes sont transcrites puis soumises à une analyse de contenu.

Résultats de l’étude

17Les contenus analysés portent sur différents déterminants en relation avec les politiques prévues en matière d’alphabétisation, le déroulement des activités d’alphabétisation et les freins à la fréquentation des centres d’alphabétisation.

Les politiques en matière d’alphabétisation

18Dans le Plan sectoriel Education/Formation 2016-2025, (p. 46), plusieurs actions stratégiques sont prévues pour améliorer l’offre d’alphabétisation sur la période. Ainsi,

« les ressources publiques allouées à l’alphabétisation seront orientées vers (1) l’ouverture de centres d’alphabétisation dans les écoles primaires, (2) l’identification et l’encadrement des opérateurs/promoteurs qualifiés pour mener des activités d’alphabétisation (stratégie du faire faire), (3) la révision et l’adaptation des programmes d’alphabétisation, (4) la définition du matériel pédagogique d’alphabétisation (manuel, cahier de l’apprenant, guides et autres supports), (5) l’édiction de critères de recrutement des animateurs, (6) la formation des animateurs au suivi et à l’encadrement des activités d’alphabétisation, (7) l’expérimentation de l’alphabétisation via les outils numériques (téléphonie mobile, etc..), (8) la mise en place de mécanismes d’incitation (primes) pour les animateurs bénévoles en vue d’améliorer leurs performances et à poursuivre leurs activités de bénévolat, (9) l’évaluation des programmes et des dispositifs d’alphabétisation ».

19Ces stratégies sont suivies d’un autre point relevant également des choix politiques concernant l’alphabétisation.

« La recherche de partenariats auprès des acteurs non étatiques intervenant ou non dans l’alphabétisation (ONG, entreprises, communautés, partenaires techniques et financiers) constituera une alternative à la faiblesse des moyens mis à la disposition de cette stratégie » idem, p. 46.

20Ces politiques sont certes ambitieuses mais elles accordent à l’alphabétisation un financement peu conséquent. Le choix de laisser ce secteur entre les mains d’acteurs non étatiques n’a pas produit de bons résultats sur le terrain. Le ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation consacre moins de 1% de son budget à l’éducation non formelle. La faiblesse des ressources affectées à ce secteur limite la mise en œuvre des stratégies prévues. Des déterminants politiques sont donc à la base de la persistance de l’analphabétisme concernant 51,5% de la population. Les stratégies appliquées par les autorités jusqu’en 2024 n’ont pas été efficaces. De ce point de vue, la lutte contre l’analphabétisme risque d’être encore longue d’autant plus que les centres d’alphabétisation ont un fonctionnement peu dynamique.

L’enquête menée dans les six centres d’alphabétisation situés en milieu urbain et rural a montré une faible fréquentation de ces centres par les populations concernées.

La fréquentation des centres d’alphabétisation sélectionnés

21Au cours des entretiens, les promoteurs des centres d’alphabétisation ont dressé l’état de fréquentation de leur centre. Ils insistent tous d’une part, sur la faiblesse de la fréquentation de ces centres et d’autre part, sur l’idée que les effectifs sont essentiellement féminins.

Le tableau 1 indique les variations des effectifs d’apprenants fréquentant les centres d’alphabétisation visités.

22Tableau 1 : Répartition des apprenants dans les classes d’alphabétisation retenues (en 2022)

Milieu urbain

Milieu rural

Centre de Frefredou 1 (IEPP Bonon)

Centre de Kanou (IEPP Bouaké-Sokoura)

Centre du groupe scolaire Résidentiel (IEEP Ferké-Sud)

Centre de Binao 3 à l’IEPP de N’douci

Centre de Kanoua (IEPP Djebonoua)

Centre de Tienlovogo à l’IEPP de Ferké-Nord

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

Niveau 1

3

18

23

11

7

16

1

4

0

6

0

20

Niveau 2

2

8

16

5

3

9

0

2

0

1

0

03

Niveau 3

1

3

7

2

2

2

0

0

0

0

0

0

Total

35

64

39

7

7

23

Source : Les données de l’étude

23Les effectifs des centres d’alphabétisation sont essentiellement féminins en milieu urbain et rural à l’exception du centre de Bouaké-Sokoura où les hommes dominent. Cette situation s’explique par le fait qu’il existe un réel besoin d’alphabétisation sur le terrain. Concernant le centre Kanou, il est situé dans un quartier de commerçants. Et ces commerçants gèrent parfois de grands magasins de marchandises mais sont limités quand il s’agit de faire les comptes de leurs affaires. « La nécessité de recourir à d’autres personnes pour établir les bilans ou faire les commandes de marchandises, les exposent à l’insécurité», explique un animateur du centre. « Ils n’ont pas été à l’école mais ils gagnent beaucoup d’argent dans le commerce. Leur grand problème est qu’ils perdent de l’argent car ils gèrent mal leurs revenus », ajoute un autre animateur.

24Les animateurs reconnaissent que le centre Kanou est bien fréquenté par des publics de commerçants très motivés à apprendre à lire, à écrire et surtout à calculer correctement et rapidement. Mais la situation est bien différente ailleurs. Les autres centres sélectionnés peinent à fonctionner faute d’effectifs suffisants. Et pourtant, à en croire les promoteurs de ces centres, « les besoins en alphabétisation sont réels dans la population ».
Citons les propos de Kalifa1, promoteur du centre d’alphabétisation de Frefredou à Bonon.

« La liste des inscrits est longue mais ils ne viennent pas au cours d’alphabétisation. Cette année 2021 nous avons inscrit 56 apprenants au niveau 1. Mais comme vous le voyez, nous comptons 21 présents. Au niveau 2, ils sont 24 inscrits et seulement 10 sont réguliers. Quant au niveau 3, onze personnes se sont signalées à l’inscription mais seulement 4 sont présentes aux séances ».

De son côté le promoteur du centre Kanoua de Djebonoua ajoute, « certains viennent aux premières séances mais après, on ne les voit plus ».

25Si, moins de la moitié des inscrits fréquentent réellement les centres d’alphabétisation en milieu urbain, la situation n’est pas meilleure en milieu rural où les centres n’attirent habituellement que des femmes. Au centre de Binao 3 à Ndouci, l’on dénombre seulement un apprenant masculin au niveau 1. Mais dans les autres centres de milieu rural, l’on ne compte que des apprenantes.

26La fréquentation des centres d’alphabétisation en milieu rural augmente légèrement à Ferké dans le nord du pays. Yéo, le promoteur du centre d’alphabétisation de Tienlovogo en donne les raisons :« Les villageois sont regroupés dans des coopératives agricoles encadrées par les agents de la CIDT2. Cette société d’état s’implique dans l’alphabétisation des coton-culteurs à travers des projets d’alphabétisation qu’elle organise chaque année dans l’objectif d’améliorer la productivité à l’hectare ». Les propos de Yéo montrent que la fréquentation des centres d’alphabétisation est en rapport avec les besoins des apprenants pour exercer leurs activités professionnelles. Au nord du pays, les populations ont besoin des compétences scolaires pour une meilleure exploitation de leur activité agricole. Quant au centre de Bouaké-Sokoura, il est situé dans un quartier commerçant de la plus grande ville du centre de la Côte d’Ivoire où les populations, très peu scolarisées, ont besoin des compétences en lecture, écriture et calcul, pour mieux exercer leurs activités commerciales.

Les apprenants des six centres retenus sont tous conscients que l’analphabétisme pèse lourd sur leurs activités professionnelles. Ils reconnaissent, lors des entretiens qu’ils seraient plus autonomes s’ils étaient alphabétisés. Voici les propos de Bèma un auditeur du centre de Bouaké-Sokoura:

« Moi, je ne suis pas venu faire long papier, je veux juste apprendre comment faire des factures pour mes clients. Je suis toujours obligé d’aller voir le fils du voisin pour m’aider. C’est gênant et je dois souvent lui donner de petites sommes pour l’encourager. Donc, si je sais faire mes propres factures et mes calculs, cela me suffit ».

27Des propos similaires reviennent chez les apprenants ou auditeurs des centres visités. Il est donc clair que l’alphabétisation est un réel besoin chez les populations non scolarisées. Mais comment comprendre la faible fréquentation des centres d’alphabétisation ?

Le déroulement des activités d’alphabétisation

28Les entretiens avec les acteurs de l’alphabétisation que sont les conseiller à l’extra-scolaire chargés de l’alphabétisation, les promoteurs et animateurs ont permis d’exprimer leurs préoccupations. Ils insistent d’abord sur le manque d’appui de l’Etat. C’est à leurs yeux le déterminant le plus important. Les acteurs ont le sentiment que l’alphabétisation n’est pas une priorité pour les pouvoirs publics. C’est ce qui ressort des propos de Sylla, conseiller en alphabétisation à l’IEPP de N’douci.

« La rareté des ressources et le manque de financement de l’alphabétisation par l’Etat expliquent en grande partie les mauvais fonctionnements des centres d’alphabétisation. En tant que conseiller en alphabétisation, nous n’avons aucun moyen de déplacement pour superviser ces centres sur le terrain ».

29Les conseillers formés pour encadrer l’alphabétisation des populations sont donc affectés dans les IEPP où rien n’est prévu pour faciliter l’exécution de leurs tâches. Ils ont donc le choix entre utiliser leur propre salaire pour superviser les centres d’alphabétisation ou se contenter de faire acte de présence à l’IEPP chaque matin.

« Le pire, ajoute le conseiller de Bouaké-Sokoura, c’est que les inspecteurs d’enseignement préscolaire et primaire, nos premiers supérieurs hiérarchiques ne sont pas eux-mêmes formés en alphabétisation. Ils nous reçoivent dans les inspections sans savoir clairement que faire de ce personnel supplémentaire. Ils nous affectent dans des bureaux où personne n’ira nous déranger. Nous sommes souvent ignorés dans les activités de l’inspection ».

30Ces propos montrent bien que les conseillers en alphabétisation sont livrés à eux-mêmes et ne reçoivent pas régulièrement de consigne de travail. Sans moyens, sans feuille de route et sans objectifs à atteindre sur une période donnée, les conseillers sont difficilement efficaces sur le terrain. Leur mission, faut-il le signaler, commence par l’organisation de campagnes de sensibilisation afin d’informer la population analphabète de l’existence d’un système d’alphabétisation destiné à leur donner des compétences en lecture, en écriture, en calcul pour les rendre plus autonomes dans leurs activités quotidiennes. Chaque conseiller doit donc travailler sur un secteur où les populations concernées doivent sentir son action. Cela nécessite une formation adaptée pour tous les acteurs de l’alphabétisation. De nouvelles stratégies de travail s’imposent donc si l’on veut des résultats.

Le désengagement de certains conseillers, est en réalité une réponse au choix de l’Etat lui-même, à en croire Namblè, conseiller en alphabétisation à l’IEPP Ferké sud.

« L’Etat doit investir les mêmes ressources dans l’éducation non formelle que dans l’éducation formelle. L’alphabétisation est perçue actuellement comme une activité dévalorisante. En adoptant la stratégie du ‘’faire faire’’, les autorités éducatives donnent l’impression de gérer l’alphabétisation à distance par personnes interposées. Il n’y a apparemment aucune règle régissant la fonction de promoteur de centre d’alphabétisation ni l’activité d’animateur dans un centre d’alphabétisation ».

31Sur le terrain, les acteurs s’attendent donc à une réponse appropriée de la part de l’Etat. Ils souhaitent plus de ressources et un meilleur engagement. Si la stratégie du ‘’faire faire’’ n’a pas donné les résultats escomptés, il faut peut-être adopter la stratégie de l’engagement. Les autorités ministérielles doivent former les acteurs de terrain et mettre à leur disposition tous les moyens nécessaires à la bonne marche de l’alphabétisation. Ces efforts des pouvoirs publics restent indispensables si l’on veut rompre la chaine de l’analphabétisme pour se concentrer sur l’éducation formelle. Le secteur de l’alphabétisation nécessite, on le voit, tout un travail de restructuration ou de réorganisation.

32De leur côté, les promoteurs de projets d’alphabétisation affirment être confrontés à des lenteurs administratives dans la délivrance des autorisations de création de centres d’alphabétisation. Les reproches de Yéboua, le promoteur du centre de Binao 3 à l’IEPP de N’douci, vont dans ce sens.

« Le ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation nous demande de payer des agréments pour chaque centre d’alphabétisation que nous ouvrons. Et, tant que nous ne nous acquittons pas, nos autorisations ne sont pas délivrées. De plus, nous sommes obligés de payer nous-même tous les documents pédagogiques, les syllabaires, les calculaires pour animer les classes d’alphabétisation. Moi, j’ai demandé à mes animateurs d’utiliser les manuels de CP1 pour animer le niveau 1. Je pense que l’Etat doit faciliter notre action. Il doit même financer les projets et nous aider à payer nos animateurs. Ce n’est pas le cas pour le moment ».

33Ce promoteur résume certaines préoccupations des promoteurs interrogés. Ils doivent tout payer en plus des salaires des animateurs recrutés. Dans ces conditions, c’est la qualité du travail d’alphabétisation qui est sacrifiée. La déontologie de l’encadrement des adultes ainsi que les procédés pédagogiques utilisés en andragogie pour faciliter les apprentissages sont souvent ignorés. Les auditeurs sont traités comme des élèves de CP1. Ces pratiques de terrain, assez répandues, du reste, traduisent le manque de formation pédagogique des promoteurs et des animateurs des centres d’alphabétisation. L’alphabétisation est ainsi dominée par le règne de l’improvisation car chacun peut s’improviser promoteur ou animateur de centre d’alphabétisation.
A en croire Sadia, le promoteur du centre de Kanoua à Djebonoua :

« Nous organisons nos activités d’alphabétisation dans des sites qui changent chaque année. Tantôt nous sommes dans des églises, tantôt dans les salles des cantines scolaires ou même dans des abris de fortune. Nos animateurs n’ont pas de boulot fixe. Ils s’efforcent de joindre les deux bouts à travers plusieurs activités ».

34Ne disposant pas de cadre approprié pour le travail d’alphabétisation, la plupart des activités ne se font que les soirs. Les acteurs n’ont donc pas de plages horaires suffisantes pour organiser les apprentissages. Ajoutons que précisément à Djebonoua, les entretiens ont eu lieu dans la cour d’une église après les séances de classe où l’on a observé une leçon de mathématique et une autre de français. L’animateur, faisant de son mieux, a dispensé les deux leçons en s’appuyant sur les manuels de mathématiques et de lecture de CP1.Les deux leçons sont enseignées sans jamais recourir au vocabulaire et aux expressions usuelles en alphabétisation. Ce travail approximatif retient difficilement les apprenants qui, désabusés, fréquentent de moins en moins les centres d’alphabétisation.

Des freins à la fréquentation des centres d’alphabétisation

Le taux de présence des apprenants dans les salles d’alphabétisation est lié au sexe.
Voici les propos de Kalifa, animateur au centre Frefredou 1 de Bonon :

« Les hommes ressentent de la gêne quand ils sont dans les mêmes classes que les femmes. Ils sont surtout complexés et frustrés quand les femmes donnent les meilleures réponses aux questions de l’animateur. C’est pourquoi ils assistent aux premières séances mais après, on ne les voit plus ».

35Si les hommes adultes vivent mal la présence des femmes dans les mêmes classes, c’est parce que leur orgueil masculin est fouetté. Ils sont généralement les chefs de famille et leur autorité peut être affaiblie s’ils exposent en présence d’un groupe de femmes leurs lacunes et difficultés d’apprentissage. Les abandons en cours de scolarité résultent en partie de cette situation. Selon le tableau 1, les hommes représentent 46,4% des apprenants en milieu urbain mais seulement 2,7% en milieu rural.

36Les explications fournies sur cette faible fréquentation des centres d’alphabétisation varient selon la pertinence des pratiques d’alphabétisation et le genre.
Concernant la pertinence des pratiques de classe d’alphabétisation, les apprenants interrogés relèvent que les contenus constituent une difficulté pour eux : « Il nous demande de lire des syllabes, des mots et de construire des phrases. Moi j’oublie vite ce qu’il dit », affirme Madou, un apprenant du centre de l’EPP Ferké résidentiel.
Sans formation et sans ressources adaptées, les animateurs sont incapables d’exécuter une alphabétisation fonctionnelle correspondant aux besoins spécifiques des populations et en rapport avec leur vécu professionnel.

37Selon Sylla, le conseiller en alphabétisation à l’IEPP de N’douci,

« Chaque année il faut reprendre les choses à zéro. Les auditeurs de l’année dernière ne reviennent plus. Après le niveau 1 certains pensent qu’ils ont fini d’apprendre. Il faut une nouvelle campagne pour recruter de nouveaux apprenants. Or l’Etat ne met pas de ressources à notre disposition pour faire aboutir les projets d’alphabétisation lancés ».

38Le faible engagement de l’Etat est très souvent dénoncé par les acteurs. En réalité, sans moyen de déplacement, sans programme de travail précis et sans financement direct, les activités d’alphabétisation restent décousues, sporadiques, hasardeuses et sans issue précise.

39Les justifications données selon le genre commencent avec les propos des femmes. Ces dernières citent d’abord les mariages précoces de certaines jeunes filles. C’est l’expérience de Fatim, une auditrice mariée très jeune :

« Mes parents ne m’ont pas scolarisée car je devais me marier. Nous étions au village dans l’est de la Côte d’Ivoire. J’ai fait mes enfants très tôt et actuellement je suis à la maison avec mon mari et mes petits-enfants. Mais ces derniers se moquent de moi tout le temps. Ils disent que mémé ne connait rien, elle ne sait pas lire. Donc je me suis inscrit dans ce centre d’alphabétisation pour apprendre. Je ne veux plus que mes petits-enfants se moquent de moi encore ».

40Les déterminants socio-culturels justifient effectivement la persistance de l’analphabétisme. Les familles de milieu rural ne sont pas toujours sensibilisées à l’utilité de la scolarisation.
Mobla suit les cours d’alphabétisation mais ses absences répétées les soirs, sont mal vécues dans son foyer :

« J’ai pu faire le niveau 1. Mais ce n’est pas facile pour moi. Le centre est situé loin de ma maison et les cours ne se déroulent que les soirs. Je dois rentrer un peu tard vers 21 heures puisque je suis obligée de marcher pour regagner ma maison. Mon mari a commencé à se plaindre régulièrement car il ne me trouve pas à la maison quand il rentre du travail. Les enfants sont livrés à eux-mêmes pendant mes absences. Cette année, je suis inscrite au niveau 2 mais je ne suis pas sûre de terminer l’année ».

41Le désengagement de certaines auditrices ne vient pas toujours de leur propre volonté. Les circonstances de l’environnement familial ou de la vie de couple déterminent dans certains cas, la faible fréquentation des centres d’alphabétisation.

42Les auditrices doivent en plus, payer une participation mensuelle, ce qu’elles trouvent excessive. La pauvreté est donc un déterminant non négligeable de la faible fréquentation des centres d’alphabétisation. Les populations sont généralement démunies. La modeste contribution financière qu’elles doivent apporter ainsi que le temps à consacrer aux séances d’alphabétisation leur coûtent trop chère et donc freinent toute volonté de se faire alphabétiser. Interrogés sur le sujet, les promoteurs signalent que les frais de scolarité vont de 500 f à 2000 FCFA par mois et par auditeur selon les centres. En milieu rural, les coûts ne dépassent guère 500 F CFA. Les coûts les plus élevés sont pratiqués à Bouaké-Sokoura où les commerçants payent sans trop de difficulté 2000 F CFA chaque mois.

43Les populations rurales généralement pauvres, se considèrent comme des déshérités ayant besoin d’assistance. Tout projet d’alphabétisation nécessitant leur contribution financière est donc mal accueilli et voué à l’échec. S’exprimant sur le sujet, le conseiller en alphabétisation de l’IEPP de Ferké nord donne des précisions.

« Sur le terrain, seuls les centres d’alphabétisation relevant des projets de l’Etat ou financés par des structures internationales fonctionnent correctement. Dans ces centres, la documentation est fournie et des indemnités mensuelles sont versées à l’animateur durant les mois de travail. Ces indemnités varient entre 20.000 et 50.000 F CFA. Ce qui dispense les apprenants de payer des frais pour les séances suivies ».

44L’accompagnement des projets d’alphabétisation par les pouvoirs publics est donc un déterminant important de la lutte contre l’analphabétisme.
Quels sont, à présent, les déterminants de la faible fréquentation des centres d’alphabétisation chez les hommes ?

45Interrogés sur le sujet, les apprenants avancent plusieurs arguments. D’abord, la mixité des classes d’alphabétisation apparait comme un problème pour certains hommes qui refusent de prendre des enseignements dans la même classe que leurs femmes ou leurs enfants. Yoboué, apprenant au centre Kanoua de Djebonoua est clair sur ce sujet.

« Moi, je suis respecté dans le village. J’ai plus de 60 ans et on me demande d’apprendre la table de multiplication. On t’appelle, on t’envoie au tableau pour calculer devant tout le monde. Et quand tu ne trouves pas la bonne réponse ou tu fais une faute en français, tout le monde te regarde. Il ne faut pas permettre que les femmes se moquent de nous. Je ne peux pas m’assoir avec mes femmes ou mes enfants dans la même classe pour apprendre. Ceux qui organisent ces cours doivent nous respecter ».

46L’orgueil masculin se conjugue avec le sentiment d’humiliation car très souvent les hommes sont complexés devant leurs camarades de sexe féminin. Ils le sont surtout devant l’alphabétiseur, perçu comme trop jeune ou de sexe opposé. Ils évoquent surtout la honte de voire étaler leur ignorance et se faire huer devant un public de femmes.

47Ces différents arguments justifient les rapports difficiles avec les animateurs, appelés facilitateurs ou encore alphabétiseurs. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas une tâche facile. Très souvent ils ne sont pas rémunérés. Ils font parfois du bénévolat car ils ne reçoivent pas d’intéressement. Dans certains cas, les rémunérations mensuelles issues des contributions des apprenants varient entre 10.000 et 15.000 FCFA. De faibles revenus peu motivants. En outre, ‘’il y a très peu d’alphabétiseurs de sexe féminin’’, à en croire les conseillers en alphabétisation, ce qui ne rassure pas les maris et n’encourage pas les femmes.

Discussion des résultats

48Cette recherche avait pour objectif d’étudier les déterminants de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire. Les analyses ont montré l’existence de différents déterminants, notamment d’ordre politique, socio-culturel ou en relation avec la faible fréquentation des centres d’alphabétisation. Une analyse claire des déterminants de ce phénomène pourrait contribuer à son atténuation. En fait, une bonne connaissance des causes est déjà un pas vers les solutions. Ce point a d’ailleurs fait l’objet de publications chez des chercheurs qui se sont intéressés aux différentes formes d’alphabétisation sur le terrain.
Dans sa typologie des formes d’alphabétisation appliquées en Côte d’Ivoire, Soungari Yéo. (2015, p. 111) insiste particulièrement sur deux. Pour lui,

« La pratique de l’alphabétisation générale et de l’alphabétisation fonctionnelle peut conduire à une réduction significative de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire. L’alphabétisation fonctionnelle étant le plus souvent le fait des entreprises et des ONG dans le cadre des projets, ils estiment que l’alphabétisation générale ou traditionnelle est celle qui peut permettre de toucher un grand nombre de personnes (…). L’alphabétisation fonctionnelle est souvent mise en œuvre dans le cadre des projets de développement. Elle est aussi mise en œuvre par des entreprises qui souhaitent accroitre leur productivité ».

49 L’enjeu ici qui est le développement économique et social, commande donc l’utilisation de moyens conséquents pour élever le niveau d’éducation de la population. C’est l’une des recommandations des Nations unis pour tout pays émergent dans le contexte international actuel. Dans son rapport, l’UNESCO (2016, p.8-9) donne certaines précisions :

50« L’intégration de l’éducation dans le programme de développement durable repose sur des principes hérités d’un long passé d’instruments et d’accords internationaux. Ces principes stipulent que l’éducation est un droit humain fondamental qui ouvre la voie à l’exercice d’autres droits, qu’elle est un bien public et une cause commune impliquant que la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques soient un processus inclusif et que l’égalité des genres est inséparable du droit à l’éducation pour tous ».

51L’éducation formelle ou non formelle développe les compétences de vie en même temps qu’elle éclaire les consciences sur les droits et devoirs civiques. C’est pourquoi ce même rapport indique que l’alphabétisation doit être perçue comme un processus plus complexe. Il ne s’agit pas d’« un simple processus d’acquisition de compétences cognitives de base, on s’intéresse maintenant à l’utilisation de ces compétences en vue du développement socioéconomique ainsi que de la conscience citoyenne et de la réflexion critique, bases de l’évolution personnelle et sociale » (UNESCO, 2016, p.276). D’où l’intérêt d’appliquer une alphabétisation fonctionnelle et de conscientisation sur le terrain.

Conclusion

52Les textes analysés, ainsi que les entretiens avec les acteurs concernés montrent bien que la lenteur du processus d’alphabétisation a des explications. Tout commence par des politiques publiques peu engagées et dont les conséquences sur le terrain se traduisent par les faibles performances des centres d’alphabétisation. Les populations cibles restent majoritairement en marge de l’alphabétisation à cause de politiques publiques peu incitatives, des pratiques d’alphabétisation traditionnelle dans les centres, là où les populations actives ont plutôt besoin d’alphabétisation fonctionnelle pour améliorer la rentabilité de leurs activités professionnelles.

53Pour élever le niveau d’éducation de l’ensemble de la population en Côte d’Ivoire, une réforme des politiques publiques ciblant les populations non scolarisées s’impose. Il faut renforcer les campagnes de sensibilisation sur le terrain tout en augmentant l’implication des pouvoirs publics. Outre un meilleur financement public de l’éducation non formelle, les promoteurs et animateurs doivent être formés aux techniques de l’alphabétisation fonctionnelle. Ils doivent également bénéficier d’une bonne formation en andragogie car leur travail s’applique sur des adultes. Faire monter le niveau d’éducation de la population non scolarisée tout en poursuivant les performances de l’éducation formelle, constituent une clé essentielle dans l’amélioration de l’Indice du Développement Humain du pays.

Bibliographie

AKA Adou., YEO Soungari, « A propos des conditions d’efficacité de la lutte contre l’analphabétisme », Assempe, n°6, 2016, p.5-26.

Côte d’Ivoire, Recensement général de la population et de l’habitat 1998, 29 P.

Côte d’Ivoire, Rapport d’état sur le système éducatif national de la Côte d’ivoire. Pour une politique éducative plus inclusive et plus efficace. Gouvernement de la Côte d’ivoire. UNICEF, Pôle de Dakar de IIPE-UNESCO, 2016, 296 p.

Côte d’Ivoire, Plan sectoriel Education/Formation 2016-2025, 2017, 112 p.

Côte d’Ivoire, Recensement général de la population et de l’habitat 2021. Résultats globaux définitifs, 2022, 68 p.

PAUL Désalmand, Histoire de l’éducation en Côte d’Ivoire. 1. Des origines à la conférence de Brazzaville. Abidjan. CEDA, 1983, 459 p.

KOUASSI Bernard, (éd.), Pauvreté des ménages et accès à l’éducation en Afrique de l’Ouest. Burkina Faso, Côte d’Ivoire. Ghana et Togo. Paris. Karthala, 2008, 178 p.

COULIBALY Mamadou, Répertoire des activités d’alphabétisation de 1958 à nos jours. Abidjan. Collection Alpha, 2004, 25 p.

PNUD, Rapport sur le développement humain 2016. Le développement humain pour tous, 2016, 297 p.

SEURAT Adeline, Questions d’alphabétisation dans le contexte africain. Education : Thèse de Doctorat, Université de Bourgogne, 2012, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00760953v1.

YEO Soungari, « Identification des typologies d’alphabétisation susceptibles de lutter efficacement contre l’analphabétisme des adultes en Côte-d’Ivoire », Assempe, n°4, 2015, pp. 92-114.

UNESCO, Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2016. L’éducation pour les peuples et la planète : créer des avenirs durables pour tous, 2016, 506 p.

Notes

1 NB : Les noms donnés sont fictifs et ne révèlent pas l’identité des personnes enquêtées.

2 CIDT : Compagnie Ivoirienne pour le Développement des Textiles

Pour citer ce document

Krouélé TOURE, Kidiomabin SORO et Antonio Marcus TANO KOFFI, «Les déterminants de la persistance de l’analphabétisme en Côte d’Ivoire», Mu Kara Sani [En ligne], Dossiers, 40 ‖ DECEMBRE 2024, mis � jour le : 13/02/2025, URL : http://mukarasani.com/mukarasani/index.php?id=467.

Quelques mots à propos de :  Krouélé TOURE

Ecole Normale Supérieure d’Abidjan

tk_krouele@yahoo.fr

Quelques mots à propos de :  Kidiomabin SORO

Doctorant en Sociologie

Ecole Normale Supérieure d’Abidjan

Quelques mots à propos de :  Antonio Marcus TANO KOFFI

Doctorant en Sociologie de l’Education

Ecole Normale Supérieure d’Abidjan