40 ‖ DECEMBRE 2024
L'efficacité des mécanismes de justice traditionnelle dans la résolution des conflits en Afrique : cas du Niger au XIXe siècle
Résumé
Cet article vise à évaluer l’efficacité des mécanismes de justice traditionnelle au Niger dans leur capacité à résoudre les conflits au XIXe siècle. Cette étude permet de comprendre non seulement l’histoire du pays, mais aussi les interactions entre justice, culture et société en Afrique. Elle tente d’apporter une réponse à la question : dans quelle mesure les mécanismes de justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle étaient-ils efficaces pour résoudre les conflits tout en préservant la cohésion sociale et répondant aux besoins des communautés locales ? La méthodologie adoptée dans le cadre de ce travail privilégie l’approche historique, basée sur la collecte, le traitement et l’exploitation des données. La collecte des données s’est faite grâce à la recherche documentaire et à la consultation des sources électroniques. Elle s’est aussi effectuée au moyen des entretiens individuels et collectifs avec certaines personnes ressources. L’analyse et l’exploitation de ces données révèlent que la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle jouait un rôle essentiel dans la résolution des conflits et la régulation sociale, mais ses limites reflètent également les défis d’une justice fortement ancrée dans les structures sociales et culturelles de l’époque. Ces résultats offrent des perspectives pour repenser les approches contemporaines de la justice en Afrique.
Abstract
This article aims to evaluate the effectiveness of traditional justice mechanisms in Niger in their capacity to resolve conflicts in the 19th century. This study allows us to understand not only the history of the country, but also the interactions between justice, culture and society in Africa. It attempts to provide an answer to the question: to what extent were traditional justice mechanisms in Niger in the 19th century effective in resolving conflicts while preserving social cohesion and responding to the needs of local communities? The methodology adopted as part of this work favors the historical approach, based on the collection, processing and exploitation of data. Data collection was carried out through documentary research and consultation of electronic sources. It was also carried out through individual and collective interviews with certain resource people. The analysis and exploitation of this data reveal that traditional justice in Niger in the 19th century played an essential role in conflict resolution and social regulation, but its limits also reflect the challenges of a justice strongly anchored in the structures social and cultural aspects of the time. These results offer perspectives for rethinking contemporary approaches to justice in Africa.
Table des matières
Texte intégral
pp.230-251
01/12/2024
Introduction
1Le Niger, carrefour de civilisations et de cultures au XIXe siècle, était un lieu de diversité ethnique et de traditions fortement ancrées dans l’histoire. Des Haoussa aux Touaregs, en passant par les Zarma et les Peuls, chaque groupe ethnique offre un aperçu unique de la gouvernance et de la justice en développant ses propres méthodes de résolution des conflits. Pays de l’Afrique occidentale que la nature a divisé en plusieurs régions géographiques1, le Niger a connu, au fil du temps, une riche histoire marquée par l'émergence de puissants royaumes et empires tels que le Songhaï, le Bornou, l’Air, le Damagaram, etc. (Hamani, 2007, pp.169-173). Cette diversité géographique a fortement influencé les modes de vie et les structures sociales des populations locales. Au XIXe siècle, cet ensemble historico géographique a su développer, comme le souligne Oumarou Younous (2010, p.19), des mécanismes de résolution des conflits qui incluent « la médiation, la réconciliation et la restitution ». Le but de ces procédés est de restaurer l'équilibre social en évitant au maximum des formes de châtiment strict. Le processus décisionnel, à cette époque, implique la consultation et la contribution des chefs traditionnels, des leaders religieux et d'autres figures respectées de la communauté. Cette approche collective vise à assurer une sentence équitable et acceptée par tous, en tenant compte des normes sociales, culturelles et morales spécifiques à la société nigérienne. Dans cette société en effet, la justice traditionnelle a toujours été active dans la résolution des conflits, notamment avant la colonisation européenne du XIXe siècle (Alou, 2002, p.9). Ce mécanisme a continué d'exister et d'influencer les dynamiques locales malgré l'introduction de systèmes judiciaires formels par les autorités coloniales puis par les gouvernements postindépendances (Addo, 2010, p.184).
2L’objectif de cette étude est d’évaluer l’efficacité des mécanismes de justice traditionnelle dans la résolution des conflits au Niger au XIXe siècle, en analysant leur rôle dans la préservation de la cohésion sociale, leur capacité à répondre aux besoins des communautés locales, ainsi que leurs forces, limites et impact dans un contexte socioculturel diversifié. Cela permet également de comprendre l’héritage de ces pratiques traditionnelles et leur pertinence pour les approches contemporaines de gestion des conflits en Afrique.
3La littérature existante sur le sujet souligne l'importance de ces mécanismes dans la résolution des conflits et le maintien de la cohésion sociale dans les pays africains. Elle s'appuie sur une diversité de travaux scientifiques qui examinent les dimensions historiques, culturelles et sociales de ces pratiques. A titre d’exemple, les travaux des anthropologues comme Bronislaw Malinowski (1926) et Max Gluckman (1956) ont influencé la compréhension de ce type de justice en Afrique. Malinowski a insisté sur l'importance de la fonction sociale des rituels et des mécanismes de résolution des conflits, tandis que Gluckman a mis en lumière les dynamiques de pouvoir et les interactions sociales dans les systèmes de justice coutumière. Au Niger, les travaux d’Ahmadou Tidjani Abdoulaye (2002), de Mahamane Addo (2010), d’Oumarou Younous (2010) et de Moussa Tchangari (2015) offrent une compréhension approfondie du rôle et des défis des systèmes de justice traditionnelle.
4L’examen approfondi de tous ces documents révèle qu’au Niger, au XIXe siècle, les systèmes de justice traditionnelle s'appuient sur des structures communautaires, des figures d'autorité coutumière, et des pratiques rituelles profondément ancrées dans les cultures locales. Contrairement aux approches punitives des systèmes judiciaires modernes, la justice traditionnelle privilégie la médiation, la réconciliation et le maintien de l'harmonie sociale. Cependant, dans le contexte nigérien marqué par une grande diversité ethnique, linguistique et culturelle, ces mécanismes sont généralement confrontés à des défis majeurs. De plus, les bouleversements économiques et politiques de l’époque, notamment les prémices de la colonisation, ont ajouté des pressions externes et des transformations internes susceptibles d’affecter la stabilité et la légitimité de ces mécanismes. Dès lors, plusieurs interrogations émergent : dans quelle mesure ces mécanismes sont-ils véritablement efficaces pour résoudre durablement les conflits ? Offrent-ils une justice équitable pour toutes les parties, ou renforcent-ils les inégalités existantes ? Comment ces institutions coutumières ont-elles évolué pour faire face aux transformations sociales et politiques de l’époque ? Cette réflexion met en lumière une tension fondamentale : si la justice traditionnelle apparaît comme une réponse adaptée aux réalités locales, ses limites et ses défis posent la question de sa capacité à garantir la paix sociale tout en préservant l’équité. Analyser son efficacité au Niger au XIXe siècle permet ainsi de mieux comprendre son rôle historique et son potentiel dans les contextes contemporains.
5La méthodologie adoptée dans le cadre de ce travail privilégie l’approche historique basée sur la collecte, le traitement et l’exploitation des données. La collecte des données s’est faite grâce à la recherche documentaire et à la consultation des sources électroniques. Elle s’est aussi effectuée au moyen des entretiens individuels et collectifs avec certaines personnes ressources. Les informations ainsi collectées traitées, analysées et critiquées ont abouti à un texte qui relève que la justice traditionnelle au Niger, au XIXe siècle, a joué un rôle important dans la résolution des conflits et la régulation sociale. Mais ses limites reflètent les défis d’une justice fortement imbibée dans les structures sociales et culturelles de l’époque. Ces résultats offrent des perspectives pour repenser les approches contemporaines de la justice en Afrique.
Contexte historique et socioculturel du Niger au XIXe siècle
6Situé en Afrique occidentale, le Niger est un pays continental qui partage des frontières avec sept pays : l'Algérie et la Libye au nord, le Tchad à l'est, le Nigeria au sud, le Bénin et le Burkina Faso au sud-ouest et le Mali à l'ouest. Cette stratégique position géographique fait de lui un carrefour impressionnant pour les échanges commerciaux transsahariens et interrégionaux. Du point de vue ethnique, le Niger se présente comme une mosaïque de peuples, regroupant plusieurs groupes de population aux cultures et modes de vie variés2. Chaque groupe a ses propres caractéristiques linguistiques, culturelles et socio-économiques (AHN, 2006, pp.45-116). Le XIXe siècle se présente, dans l’histoire du Niger, comme une période charnière. Il est marqué par une série de transformations sociopolitiques et économiques influencées par des dynamiques internes et externes. L’influence des dynamiques internes s’explique par la continuation dans certaines régions du pays, en particulier parmi les communautés zarma de l’influence culturelle et administrative de l'empire songhaï malgré son déclin depuis le XVIe siècle après sa défaite face aux forces marocaines à Tondibi en 1591 (Zoumari, 1982). La désintégration de ce puissant empire favorisa l’émergence de plusieurs royaumes, sultanats et cités-Etats. Ces entités politiques, bien structurées les unes plus que les autres, ont considérablement influencé les structures sociales et administratives locales. A cela s’ajoute la diffusion rapide de l’islam dans le pays surtout parmi les communautés haoussa et zarma. Cette religion ne s’est pas contentée de façonner les pratiques spirituelles mais a aussi endoctriné les systèmes de gouvernance et de justice, intégrant des éléments de la charia dans les structures communautaires (Zakari, 1999, pp.146-153). Les érudits musulmans comme le souligne Mahaman Alio (2020, p.161) jouèrent, à cette époque, un rôle important dans l’éducation, l’administration et la résolution des conflits ; renforçant ainsi l'autorité religieuse dans les affaires politiques et judiciaires du pays. A l’extérieur, c’est l’arrivée des puissances coloniales européennes, notamment la France vers la fin du XIXe siècle, qui bouleversa considérablement la situation sociopolitique et économique de la région. Des explorateurs comme Heinrich Barth et René Caillié ont parcouru la région en signant des traités de protectorat avec les dirigeants locaux. Sous l’empire de la colonisation, de nouveaux systèmes de justice et d'administration européens, souvent en conflit avec les structures traditionnelles existantes ont été introduits dans un pays à géographie et aux ethnies diversifiées.
7Comme on le constate, la situation géographique et ethnique du Niger au XIXe siècle illustre une diversité impressionnante de paysages et de modes de vie. Cette diversité géographique, allant des déserts arides aux vallées fertiles, et ethnique, avec des peuples aux cultures distinctes, a fortement transformé les structures sociales et politiques du pays.
Les structures sociales et politiques du Niger au XIXe siècle
8Le Niger se présente au XIXe siècle, comme une mosaïque de peuples et de cultures, chacun ayant développé des structures sociales et politiques distinctes. Cette diversité reflète les interactions historiques, géographiques et économiques qui ont façonné pendant longtemps la région. De la centralisation des cités-États haoussa aux confédérations nomades des Touaregs, en passant par les chefferies des Zarma et des Peulhs, chaque groupe ethnique a mis en place des systèmes de gouvernance et des hiérarchies sociales adaptés à ses besoins et réalités. Concernant les structures sociales, le Niger reflète au XIXe siècle une diversité culturelle et une complexité organisationnelle fortement amarrées dans les traditions et les modes de vie des différentes ethnies. Les sociétés étaient hiérarchisées avec des distinctions claires entre les nobles, les guerriers, les artisans, les paysans et les esclaves (Hamani, 1999, pp.168-190). Ces classes sociales définissent non seulement le statut et le rôle de chaque individu dans la communauté, mais aussi les relations sociales et économiques. La place de la femme, les dynamiques familiales et les relations intergénérationnelles varient d'une ethnie à l'autre, influençant la cohésion et l'identité communautaire (Oumarou, 2010, p.23). Du point de vue politique, le Niger se caractérise au XIXe siècle par une abondante diversité de systèmes politiques, chacun reflétant les dynamiques sociales, économiques et culturelles propres à ses habitants. Cette époque voit coexister une multitude de formes de gouvernance, allant des émirats centralisés des cités-États haoussa, au Sultanat de Damagaram, en passant par les confédérations tribales des Touaregs et les chefferies des Zarma et des Peulhs (Hamani, 1999, p.190). Ces différentes structures, adaptées aux réalités locales, ont obstinément joué un rôle de premier rang dans le maintien de l'ordre, la résolution des conflits à l’aide d’un système de justice que les colonisateurs européens du XIXe siècle ont qualifié de « traditionnelle ».
Les systèmes de justice traditionnelle au Niger
9En Afrique, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les dispositifs sociaux mis en place par les ancêtres offrent des moyens autochtones qui sont parfois méconnues de l’administration des conflits. Ce mécanisme de résolution des différends, malgré l’apport de la civilisation occidentale, s’est toujours opéré sur les valeurs et règles endogènes des traditions africaines (Patton Boggs, 2008). Pour les Nations Unies, le système de justice traditionnelle est le type de système judiciaire qui existe au niveau local et qui n’a pas été établi par l’État. Il suit les principes du droit coutumier, mis en œuvre à l’aide de sanctions et peut évoluer avec le temps (Nations Unies, 2016, p.12). Cette description de l’ONU fait ressortir que l’expression même « justice traditionnelle » est une dénomination coloniale liée à la conception selon laquelle les chefs traditionnels sont les dépositaires de la justice des ancêtres (Mahamane, 2010, p.187). Ce type de justice dont le but principal est la préservation de l’ordre social fait surtout référence à un ensemble d’ « instruments visant à prévenir, modérer ou résoudre les conflits en s’appuyant sur l’intervention d’acteurs socio-politiques qui mobilisent des techniques, des normes et des valeurs considérées comme légitimes car sanctionnées par la référence à l’histoire et aux coutumes » (Niagale et Koné, 2017, p.12). C’est une pratique qui s’avère efficace et qui a toujours permis aux sociétés africaines, tout au long de leur histoire, de dénouer des antagonismes anciennement fixés dans les traditions et les coutumes ancestrales.
10Au Niger, l’institution est perçue comme un système de régulation sociale longtemps utilisé dans la résolution des conflits et le maintien de la cohésion sociale. Elle a courageusement survécu aux influences extérieures. Cependant, malgré l’efficacité dont il a fait montre dans la gestion des conflits locaux, le système de justice traditionnelle a été combattu et contrôlé par les différents régimes qui se sont succédés. En effet, de la période coloniale à nos jours, la question des rapports entre les régimes politiques traditionnels et les organisations publiques modernes africaines s’est toujours posée avec une certaine gravité du fait de la volonté de ces dernières d’effacer le système traditionnel. À défaut de le supprimer complètement, tout son fonctionnement (politique, juridique et administratif) fut soumis au contrôle de nouvelles autorités coloniales d’abord et postcoloniales ensuite (Mahamane, 2010, p.187). Pire encore, le système précolonial qui régissait le fonctionnement des sociétés africaines fut réduit à la gestion des aspects secondaires de la vie sociale même si on constate paradoxalement que la recherche de la légitimité populaire oblige les nouveaux dirigeants politiques à s’engager dans une politique ambiguë envers les autorités dites traditionnelles. C’est pourquoi, ces dernières années, le système de justice traditionnelle est présenté partout en Afrique, comme un outil pouvant offrir une alternative efficace au dispositif judiciaire officiel établi pour faire face à la dynamique des conflits observés sur tout le continent (Touere, 2022, p.13). L’exemple le plus illustratif est l’expérience rwandaise des gacaca version « modernisée », une forme autochtone de règlement des litiges qui a été développée et appliquée au lendemain du génocide de 1994. Cette expérience bellement décrite dans l’ouvrage de Luc Huyse et Mark Salter (2009), Justice traditionnelle et réconciliation après un conflit violent : la richesse des expériences africaines, a poussé la communauté internationale à s’intéresser davantage au rôle majeur des mécanismes endogènes dans les stratégies de réconciliation et de justice transitionnelle. En Ouganda, un pays déchiré par la violence pendant plus d’une vingtaine d’années, le débat sur les rôles respectifs de la Cour pénale internationale (CPI) et des pratiques de réconciliation traditionnelles des Acholi montre aussi que les mécanismes traditionnels prennent de plus en plus de l’importance parmi les politiques envisagées afin de parvenir à un règlement pacifique des conflits (Huyse ; Salter, 2009, p. III). En tant qu'institution administrative et sociale, la justice traditionnelle au Niger comme partout en Afrique reposait au XIXe siècle sur des instruments coutumiers qui impliquent des acteurs communautaires respectés tels que les Chefs traditionnels, les membres du Conseil des anciens, les Chefs religieux, etc. et des principes fondamentaux de justice qui privilégient l’arbitrage, la médiation et la réconciliation. C’est un système qui a connu, au cours du temps, une grande adaptabilité aux réalités locales et aux besoins des communautés. Il est rapide, accessible à tous et opérant pour le maintien de la cohésion sociale. Au-delà de son aspect symbolique incarné par les différents acteurs communautaires, la justice traditionnelle au Niger repose aussi sur un système de valeurs qui comporte des dimensions aussi bien religieuses, institutionnelles que géographiques (Mahamane, 2010, p.187).
11Les interactions entre les différents groupes ethniques, les influences des routes commerciales transsahariennes, et les structures politiques variées ont contribué à façonner un contexte unique où la société a su développer au sein de communautés, d’importants mécanismes de résolution des conflits afin de maintenir l'équilibre et l'harmonie.
Mécanismes de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
12Par mécanismes de justice traditionnelle, on entend « l’ensemble des méthodes, des procédés et des pratiques par lesquels les conflits sont résolus, l'ordre social maintenu, et la justice rendue au sein des communautés locales avant, et souvent en parallèle avec l'introduction des systèmes judiciaires modernes » (Nations Unies, 2016, pp. 24-25). Au Niger, la justice traditionnelle repose sur des principes de médiation, d'arbitrage, de réconciliation, de compensation, des sanctions coutumières et des rituels religieux et spirituels. Ces principes sont le plus souvent orchestrés par les acteurs communautaires dont les plus influents sont les chefs traditionnels, les membres des conseils des anciens et les responsables religieux. Fonctionnant à travers des structures sociales et politiques distinctes, ces mécanismes sont adaptés aux contextes locaux, tenant compte des particularités culturelles, des valeurs communautaires et des structures sociales. Ils privilégient le plus souvent la réconciliation et la restauration de l'harmonie sociale plutôt que la simple punition des contrevenants. Malgré la modernisation des institutions, la justice traditionnelle continue de jouer un rôle important dans les zones où l'accès à la justice formelle est limité. Elle représente un élément clé de l'identité et de la cohésion sociale des communautés locales.
Les institutions et les acteurs de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
13Les institutions de la justice traditionnelle sont l’ensemble des structures formelles ou informelles au sein desquelles sont exercées les pratiques de justice. Chaque institution possède ses acteurs formés par des individus ou des groupes d’individus qui jouent, selon les normes et coutumes traditionnelles, un rôle actif dans l'application, la gestion et la régulation de la justice au sein des communautés locales. Ces institutions et acteurs sont ancrés dans les traditions culturelles du pays et varient souvent d'une région ou d'un groupe ethnique à l'autre. Ils sont essentiels pour le maintien de l'ordre et de la cohésion sociale, en particulier dans les zones rurales où l'accès à la justice formelle reste limité. Ils incarnent les valeurs culturelles et les normes sociales. Leur autorité repose sur la reconnaissance et le respect de la communauté. « Ils sont choisis conformément à la coutume locale et doivent présenter certaines garanties de sagesse ancestrale et de probité morale pour être reconnus comme tels. Autrement dit, ils doivent avoir à la fois une connaissance de la coutume et un comportement irréprochable, apprécié par la communauté » (Touere Elenga, 2022). Au Niger, jusqu’à l’avènement de la justice formelle, un certain nombre d’institutions accompagnées de leurs acteurs ont assuré convenablement et régulièrement le fonctionnement de la justice au sein des communautés locales. Il s’agit principalement : 1) des Chefferies traditionnelles qui sont des structures de pouvoir où les chefs traditionnels constituent les figures d'autorité les plus reconnues dans l'application des lois coutumières et la gestion des conflits. Ils jouent un rôle central dans l'administration de la justice. Leur pouvoir est souvent héréditaire et repose sur leur statut social et leur reconnaissance par la communauté (Tidjani, 2009, p.12). Ces chefferies sont souvent hiérarchisées et peuvent inclure des sous-chefs qui gèrent des zones spécifiques. En effet, dans l’espace nigérien au XIXe siècle, « l’organisation et l’exercice de la justice traditionnelle s’étend depuis le sommet de l’État jusqu’au chef de quartier et traverse les corps de métier (sarkin barai, sarkin mayu, sarkin kutare, sarkin noma, sarkin kasuwa, etc.3. Chaque membre du corps social détient directement, indirectement ou symboliquement le pouvoir de la justice traditionnelle dans un domaine où il a une compétence spécifique » (Mahamane, 1998, p.188). Cette situation démontre parfaitement que la justice traditionnelle au Niger pendant la période précoloniale n’est pas une justice aux ordres du pouvoir ; elle est l’émanation de toute la société qui, d’ailleurs s’en approprie totalement ; 2) les Conseils des anciens : Il s'agit des cadres formels bien établis regroupant de personnes respectées de la communauté pour leur âge, leur sagesse et leur connaissance des coutumes et traditions locales. Ces Conseils sont composés le plus souvent des hommes âgés détenant une grande autorité morale. Ils servent de conseillers techniques aux pouvoirs politiques4 et interviennent fréquemment comme médiateurs ou arbitres dans les conflits ; 3) les Tribunaux coutumiers : il s’agit des instances compétentes spécialisées dans le traitement des affaires civiles, comme les litiges fonciers, les questions de mariage, de la sorcellerie, d’abus de confiance, de droits de succession, etc. (Tchangari, 2015, p.68). Ils sont animés par des personnes reconnues pour leur expertise en droit coutumier et qui agissent en tant que juges communautaires. Leur rôle est de s'assurer que les décisions prises dans le respect des traditions locales n’ébranlent pas l’ordre social ; 4) les Institutions religieuses : références de premier plan depuis des siècles au Niger, les institutions religieuses, grâce à leur familiarité aux convictions des populations, demeurent les plus importantes des institutions judiciaires traditionnelles auxquelles les populations croient fermement. Elles sont animées par des acteurs culturels qui sont des marabouts, des responsables religieux animistes et les chefs de clan dotés des pouvoirs spirituels (Seydou, 2007, p.19). Le mode de jugement se fait à l’aide du coran (livre de l’islam) dans les régions islamisées (Zinder et Borno) même si la charia n’a guère été appliquée. Dans les régions animistes (Maradi, Ader, Arewa, etc.), les tribunaux utilisent le culte des esprits et ou des ancêtres pour régler des litiges. Ce culte se fait le plus souvent à travers des procédés tels que celui de tarkama, de tunguma, de shari’ar uban Bilan, de yan kara, de gahiya ou par la pratique de l’ordalie (Mahamane, 2010, p.190) ; 5) les Groupes de médiation communautaire : ce sont des institutions informelles qui se forment au sein des communautés pour gérer rapidement et efficacement les conflits avant qu'ils ne prennent de l'ampleur. Ces groupes se basent sur des pratiques de médiation et de réconciliation. Les médiateurs communautaires sont des membres de la communauté respectés pour leur impartialité et leur capacité à négocier. Parmi ces attitrés, on peut citer les oulémas et les prêtres doyens qui intercèdent souvent pour résoudre des conflits mineurs par la discussion et la médiation. Ils interviennent aussi comme médiateurs dans les conflits entre États ou en apportant un réconfort spirituel aux troupes armées (Mahaman, 1999, p.120).
14Comme on le constate, les institutions et les acteurs de la justice traditionnelle au Niger forment un ensemble complexe et dynamique qui a su préserver et adapter des pratiques de justice fortement implantées dans les cultures locales. Ces structures, qu'elles soient formelles comme les chefferies et les tribunaux coutumiers, ou plus informelles comme les conseils des anciens et les groupes de médiation, jouent un rôle essentiel dans la résolution des conflits et le maintien de l'ordre social. Les acteurs, qu'ils soient chefs traditionnels, anciens, juges coutumiers, ou chefs religieux, incarnent l'autorité morale et la sagesse communautaire, et sont respectés pour leur capacité à rendre une justice perçue comme légitime et équitable. L'efficacité et la résilience de ces institutions et acteurs témoignent de leur capacité à répondre aux besoins de justice des communautés locales, en intégrant des éléments culturels, sociaux, et religieux. Dans certaines régions du pays, ils continuent d'influencer les pratiques judiciaires contemporaines en offrant des solutions adaptées aux différents conflits à l’aide des réalités locales.
La typologie et les méthodes de résolution des conflits au Niger à l’époque précoloniale
15Au Niger, la justice traditionnelle était confrontée au XIXe siècle à divers types de conflits, chacun nécessitant une approche spécifique pour sa résolution. Ces conflits qu’on peut classer en plusieurs catégories, vont des conflits interpersonnels aux litiges fonciers, en passant par les conflits communautaires et les différends familiaux. Les méthodes de résolution, adaptées à la nature de chaque conflit, visent principalement à restaurer l'harmonie sociale et à éviter l'escalade de la violence (Seydou, 2010, pp.164-167). Les conflits interpersonnels impliquent des disputes entre deux ou plusieurs individus, souvent liées à des malentendus, des offenses verbales, des dettes, ou des comportements perçus comme inappropriés. Pour les résoudre, un tiers neutre, généralement un ancien ou un chef, intervient pour écouter les deux parties et les aider à parvenir à un accord amiable. Après la médiation, des gestes de réconciliation, comme des excuses publiques sont souvent utilisés pour rétablir la paix. Si la médiation échoue, un arbitre respecté rend une décision contraignante que les deux parties doivent accepter5. Les conflits fonciers et de ressources concernent les litiges relatifs à la propriété ou à l'utilisation des terres, qui sont déterminants dans les sociétés agricoles et pastorales du Niger. Ils peuvent également concerner l'accès à l'eau ou d'autres ressources naturelles (Alakarbo, 2018, p.136). Les conflits fonciers sont souvent résolus par des conseils des anciens qui connaissent les antécédents des terres et qui peuvent se référer aux lois coutumières pour trancher. Dans le cas de conflits concernant des ressources partagées, une négociation impliquant plusieurs parties prenantes peut être organisée pour parvenir à un consensus sur l’utilisation équitable des ressources. Pour renforcer l’accord, des rituels traditionnels peuvent être utilisés pour symboliser la résolution du conflit et garantir que les parties respectent l’accord6. Les conflits familiaux incluent généralement des désaccords sur les mariages, les successions, les rôles et responsabilités au sein de la famille, les plaintes sur la sorcellerie ainsi que des cas de violences domestiques. Pour les régler, l’intervention des aînés qui s'appuient sur les valeurs culturelles et les traditions est nécessaire. Les disputes, notamment celles liées aux mariages ou aux héritages, sont souvent résolues par la conciliation, où les parties sont encouragées à trouver un compromis7. Dans les régions à influence religieuse comme par exemple Zinder et Agadez, les chefs religieux peuvent être sollicités pour trancher en se basant sur les principes religieux. Les conflits communautaires impliquent des groupes ou des communautés entières, et peuvent porter sur des questions telles que les rivalités ethniques, les différends frontaliers entre villages, ou des conflits liés aux coutumes et pratiques culturelles. Ces types de conflits sont souvent résolus lors de grandes réunions où toutes les parties concernées peuvent s'exprimer. Les décisions sont prises de manière collective, sous la direction des leaders traditionnels. Des médiateurs neutres, souvent issus de communautés voisines, sont parfois sollicités pour aider à trouver un accord entre les parties en conflit. Pour sceller la paix, des cérémonies collectives impliquant des rituels religieux, des danses, ou des sacrifices d’animaux sont souvent organisées (Niagale ; Koné, 2017, pp.10-12). Les conflits liés aux questions religieuses surviennent eux lorsque des pratiques religieuses entrent en conflit avec les coutumes locales ou entre différents groupes religieux au sein de la même communauté. Dans ce cas précis, les chefs religieux des différentes confessions sont amenés à discuter et à trouver un terrain d’entente pour éviter l’escalade des conflits. Dans certaines situations, des compromis intégrant des éléments de différentes traditions religieuses et coutumières sont trouvés pour résoudre les conflits.
16Comme on le remarque, tout au long du XIXe siècle au Niger, chaque type de conflit, qu'il soit interpersonnel, foncier, familial, communautaire ou religieux, trouve sa solution dans des pratiques adaptées qui privilégient la médiation, la réconciliation, et la restauration de l'harmonie sociale. Ces méthodes, souvent collectives et participatives, reflètent un profond respect pour les valeurs communautaires et un souci constant de préserver l'équilibre social.
Les rituels et symboles dans la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
17On entend par rituels et symboles dans la justice traditionnelle, l'ensemble des pratiques cérémonielles et des objets ou actions symboliques qui accompagnent et renforcent les processus de résolution des conflits au sein des sociétés traditionnelles. Il s’agit en quelque sorte, des éléments clés qui donnent une dimension sacrée et solennelle au système judiciaire traditionnel nigérien en renforçant ainsi son acceptation et son efficacité au sein des communautés. Ces instruments jouent un rôle important dans la légitimation des décisions de justice, la réconciliation des parties en conflit et le maintien de l'ordre social. Globalement, ces instruments impliquent : 1) les rituels de réconciliation : ce sont des cérémonies qui marquent la fin d’un conflit et la restauration de la paix entre les parties. Ils se pratiquent par des prières, des sacrifices d'animaux, ou des partages de repas, selon les coutumes de la communauté concernée8. Ils sont généralement vus comme un moyen d'implorer les ancêtres ou les forces spirituelles pour qu'ils bénissent cette réconciliation et garantissent une paix durable dans la région ; 2) les symboles de paix et de pardon : ils incluent, le plus souvent, des objets comme des bâtons de paix, des feuilles de calebasse, ou des colliers spéciaux, qui sont échangés entre les parties en conflit pour symboliser la fin des hostilités (Alakarbo, 2018, p.183). Dans l’Arewa par exemple, la remise d'une poule ou d'autres animaux comme un bouc est utilisée pour signifier le pardon. L'échange de ces symboles est une étape importante dans la résolution des conflits, car il représente un engagement public des parties à respecter la paix. Ces symboles servent aussi de rappel visible de l’accord de paix, renforçant ainsi la responsabilité des parties devant la communauté ; 3) les cérémonies de purification : elles sont surtout pratiquées dans des cas de conflits graves comme la sorcellerie, où l’on estime que l'équilibre spirituel a été perturbé9. Elles incluent le plus souvent des bains rituels, des fumigations avec des herbes sacrées, ou des incantations pour chasser les mauvais esprits auteurs des troubles. Ces rituels visent à purifier les individus ou les lieux affectés par le conflit, assurant ainsi que tout résidu de malchance ou de mauvais esprit soit éliminé (Mamane, 2015, p.47). Cela permet de rétablir l'harmonie non seulement entre les personnes, mais aussi entre ces dernières et les forces invisibles qui régissent leur existence ; 4) les rituels d’alliances et d’amitié : dans certains cas, des rituels sont utilisés pour formaliser des alliances entre clans ou communautés, particulièrement après un conflit. Ces rituels peuvent inclure des échanges de cadeaux, des mariages inter claniques, ou des serments solennels sous la supervision d'un chef ou d'un ancien. Ces rituels ne se contentent pas de résoudre les conflits existants, ils visent aussi à prévenir de futurs désaccords en créant des liens durables de coopération et d’amitié entre les parties. Ils renforcent ainsi les réseaux sociaux et les alliances au sein de la société ; 5) l'invocation des ancêtres ou des esprits : c’est une pratique courante dans la justice traditionnelle au Niger. Elle se fait souvent au début ou à la fin des cérémonies de résolution des conflits, afin de demander leur bénédiction ou leur aide dans la prise de décisions justes. En invoquant les ancêtres ou les esprits, les acteurs de la justice traditionnelle rappellent l'importance des traditions et des valeurs transmises à travers les générations. Cela renforce la légitimité des décisions prises, en les inscrivant dans un cadre spirituel et moral plus large.
18Les rituels et symboles dans la justice traditionnelle au Niger sont bien plus que des pratiques cérémonielles ; ils sont au cœur du processus de résolution des conflits, offrant des moyens tangibles de restaurer l'harmonie et de renforcer la cohésion sociale. En utilisant des objets, des actions symboliques et des cérémonies, les communautés réaffirment leur engagement envers les valeurs de paix, de justice, et de solidarité. Ces pratiques, qu’allie le spirituel au judiciaire, renforcent l'autorité des décisions prises par les chefs et les anciens, tout en facilitant la réconciliation entre les parties. En intégrant ces éléments spirituels et symboliques dans le processus judiciaire, les communautés nigériennes du XIXe siècle ont su préserver un système de justice profondément respecté et efficace, capable de gérer les différends tout en renforçant les liens sociaux. Ces pratiques ont non seulement assuré la résolution des conflits, mais ont également perpétué les traditions et valeurs ancestrales, ancrant la justice dans un cadre moral et spirituel qui a traversé les générations.
Efficacités et limites des mécanismes de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
19La justice traditionnelle au Niger, comme dans de nombreuses sociétés africaines, a longtemps été un pilier central pour la résolution des conflits et le maintien de l'ordre social. Ces mécanismes, basés sur des traditions ancestrales ont montré leur efficacité dans plusieurs domaines. Néanmoins, ils présentent aussi certaines limites, surtout face aux défis modernes.
Les critères d’efficacité de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
20L'efficacité de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle peut être évaluée à travers plusieurs critères qui reflètent sa capacité à résoudre les conflits et à maintenir l'ordre social en accord avec les normes et valeurs de l'époque. Ces critères exposés par ordre d’importance se présentent comme suit : 1) l’acceptation sociale et la légitimité populaire : au XIXe siècle au Niger, la justice traditionnelle était imbibée dans les croyances, les coutumes et les pratiques sociales locales. Sa légitimité vient du fait qu'elle est perçue comme une extension des normes culturelles partagées par la communauté. Les décisions prises par les chefs, les anciens ou les leaders spirituels sont respectées et acceptées par la majorité des membres de la communauté. Cette acceptation sociale est un indicateur essentiel de l'efficacité de ces mécanismes ; 2) la capacité à restaurer la paix et l'harmonie sociale : l'un des objectifs principaux de la justice traditionnelle est de rétablir la paix et l'harmonie au sein de la communauté. Les mécanismes de justice sont jugés efficaces lorsqu'ils parviennent à réconcilier les parties en conflit, souvent par le biais de rituels de paix, de médiation, et d'arbitrage. Un autre critère d'efficacité est la capacité de ces mécanismes à prévenir la récidive ou l'aggravation des conflits. En assurant une résolution rapide et consensuelle des différends, la justice traditionnelle contribue à éviter les vendettas ou les tensions prolongées ; 3) l’accessibilité et la rapidité : ces mécanismes sont facilement accessibles, car ils sont souvent décentralisés et situés au cœur des communautés. Cette accessibilité permet aux individus, même aujourd’hui, de résoudre leurs conflits sans recourir à des structures judiciaires formelles, éloignées ou coûteuses (Bako, 2016, p.67). Contrairement aux systèmes judiciaires formels qui peuvent être longs et compliqués, la justice traditionnelle offre des solutions rapides, ce qui est nécessaire pour maintenir l'ordre social et éviter l'accumulation de tensions ; 4) la flexibilité et l’adaptabilité des solutions : les solutions proposées dans le cadre de cette justice sont le plus souvent adaptées aux circonstances spécifiques de chaque conflit. Cette flexibilité permet d'élaborer des réponses qui prennent en compte les contextes sociaux, économiques, et familiaux des parties en conflit. Les mécanismes traditionnels sont capables de traiter une large gamme de conflits, qu'ils soient interpersonnels, fonciers, ou communautaires, grâce à des procédures et des solutions variées ; 5) le coût et participation communautaire : la justice traditionnelle, comme signalé plus haut, est généralement moins coûteuse que les systèmes judiciaires formels, car elle ne nécessite pas d'avocats, de frais de tribunal, ou d'autres dépenses liées à des procédures complexes. La résolution des conflits à ce niveau implique souvent la communauté entière, ce qui renforce l'engagement collectif à maintenir la paix et à soutenir les solutions trouvées. Cette participation active contribue à l'acceptation et à la durabilité des décisions prises (Issaka, 2018, p.51); 6) la transmission et préservation des valeurs culturelles : en appliquant des solutions conformes aux traditions et coutumes locales, la justice traditionnelle joue un rôle clé dans la transmission des valeurs culturelles et des normes sociales d'une génération à l'autre. Cela renforce par la même occasion l'identité culturelle et la cohésion sociale. Les processus de justice traditionnelle servent également à éduquer les membres de la communauté, en particulier les jeunes, sur les normes sociales et les conséquences des actions déviantes, contribuant ainsi à la prévention des conflits futurs.
21En somme, les critères d’efficacité de la justice traditionnelle au Niger à l’époque précoloniale révèlent un système fortement intégré aux structures sociales et culturelles des communautés locales. Ancrée dans les valeurs partagées, accessible et rapide, cette justice a su préserver l'harmonie sociale tout en s'adaptant aux spécificités de chaque conflit. La légitimité des institutions traditionnelles, combinée à leur capacité à réconcilier les parties et à prévenir l’escalade des tensions, a permis à ces mécanismes de maintenir la cohésion au sein des sociétés nigériennes. Toutefois, l'efficacité de cette forme de justice va au-delà de la simple résolution des conflits. Elle est aussi un vecteur de transmission des normes et des valeurs culturelles, contribuant ainsi à la continuité des traditions à travers les générations.
Les limites et les défis de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle
22Au XIXe siècle, bien que la justice traditionnelle ait joué un rôle capital dans la régulation sociale et la résolution des conflits dans le pays, elle n'était pas exempte de limites et de défis. Ces aspects ont influencé son efficacité et sa capacité à répondre aux besoins de toutes les couches de la société. Ces insuffisances que certains acteurs appellent « éléments nuisibles au système » se résument en quatre faiblesses majeures : 1) l’influence des hiérarchies sociales et du pouvoir qui se traduit, le plus souvent, par des actions irresponsables et inappropriées de certaines figures d'autorité qui, en raison de leur statut, pouvaient imposer des décisions qui favorisaient leurs intérêts ou ceux de leurs proches, au détriment des membres les plus vulnérables de la communauté, comme les femmes, les jeunes, et les minorités. Les membres des classes inférieures ou les étrangers au village ont parfois moins de possibilités de faire entendre leur voix dans ces systèmes, ce qui crée un déséquilibre dans l'application de la loi ; 2) l’absence de codification formelle qui entraîne des variations significatives dans les décisions rendues pour des cas similaires. Cette défaillance rend difficile l'application uniforme de la justice, ouvrant ainsi la voie à des décisions arbitraires ou incohérentes. Sans textes de loi codifiés, les recours étaient limités pour les individus qui souhaitaient contester des décisions perçues comme injustes. Cela pouvait conduire à une acceptation forcée des décisions, même lorsqu'elles étaient perçues comme partiales ou erronées ; 3) l’incompatibilité avec les normes modernes des droits humains du fait que certaines pratiques de la justice traditionnelle étaient discriminatoires, en particulier à l'égard des femmes, des enfants, ou des groupes marginalisés. Les femmes, par exemples sont le plus souvent exclues du processus décisionnel, et leurs droits peuvent être négligés dans des cas de divorce ou d'héritage par exemple. Certaines sanctions telles que l'exil, la stigmatisation publique, ou les châtiments corporels peuvent être considérées comme contraires aux normes contemporaines des droits humains ; 4) la lourdeur des rituels et symboles : bien que culturellement significatifs, ces manifestations rendent les procédures judiciaires longues et complexes. Cela pouvait retarder la résolution des conflits, surtout dans les situations nécessitant une action rapide. Les rituels nécessitent souvent des contributions matérielles ou financières de la part des parties impliquées, ce qui peut être un fardeau pour les familles les plus démunies.
23Les limites et les défis de la justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle révèlent un système à la fois indispensable et imparfait. Bien que fortement amarrée dans les traditions locales, offrant des solutions accessibles et culturellement pertinentes, cette justice faisait face à des contraintes significatives. Les influences des hiérarchies sociales, l'absence de codification formelle, et les conflits avec les normes modernes des droits humains ont souvent entravé son équité et son efficacité. De plus, la difficulté à s'adapter aux évolutions sociales et les lourdeurs liées aux rituels et symboles ont limité sa capacité à répondre aux besoins d'une société en transformation. Ainsi, tout en reconnaissant le rôle essentiel de la justice traditionnelle dans la cohésion sociale et la résolution des conflits, il est important de comprendre que ses limites ont parfois compromis sa capacité à assurer une justice véritablement équitable et universelle. Ces défis mettent en lumière la complexité de concilier traditions et modernité, et soulignent la nécessité d'une réflexion continue sur l'adaptation des systèmes de justice dans un contexte en constante évolution.
Conclusion
24L’étude de l'efficacité des mécanismes de justice traditionnelle au Niger au XIXe siècle démontre leur rôle central dans le maintien de la paix et de l'harmonie sociale. Ancrés dans les coutumes et les valeurs locales, ces mécanismes ont offert des solutions rapides et accessibles aux conflits, favorisant la réconciliation et la cohésion communautaire. Ils ont permis de réguler les tensions à une époque où les structures étatiques modernes étaient absentes. Cependant, cette efficacité avait ses limites, notamment en raison de l'influence des hiérarchies sociales, du manque de codification formelle et des tensions avec les normes modernes des droits humains. Ces défis ont parfois compromis l'équité et l'universalité des décisions rendues par les juridictions traditionnelles. Malgré ces limites, la justice traditionnelle a su s'imposer comme un pilier essentiel de la régulation sociale au Niger au XIXe siècle, illustrant la capacité des sociétés africaines à élaborer des systèmes de gouvernance adaptés à leur contexte. Cela démontre clairement l'importance de reconnaître et de valoriser les mécanismes de justice traditionnelle dans les réflexions contemporaines sur la justice en Afrique.
25Sources orales
No |
Nom et prénom des interviewés |
Statuts des interviewés |
Type d’entretien |
Date d’entretien |
Lieu d’entretien |
1 |
Baura et sa cour |
Chef et ses notables |
collectif |
le 13 août 2022 |
Bagaji |
2 |
Malam Asko |
Marabout |
Individuel |
le 17 mai 2023 |
Doubalma |
3 |
Nakonga |
Ancien notable à la cour |
Individuel |
le 7 mars 2022 |
Doutchi |
4 |
Tafada Madi |
Ménagère |
Individuel |
le 09 août 2023 |
Togone |
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Notes
1 Le désert du Sahara au nord, la région sahélienne au centre et la région soudanienne au sud.
2 Les principales ethnies présentes dans le pays au XIXe siècle incluent les Haoussa, les Zarma, les Touaregs et les Peuls.
3 Sarkin barai (en hausa) : responsable de voleurs. Il fut voleur mais ne vole plus. Il est chargé de tous les délits
4 Nakonga, ancien notable, entretien individuel, Doutchi, le 14 mai 2022.
5 Baura de Bagaji et sa cour, entretien collectif, Bagaji, le 13 août 2022.
6 Idem.
7 Malam Asko, marabout, entretien individuel, Doubalma, le 17 mai 2023.
8 Idem.
9 Tafada Madi, ménagère, entretien individuel, Togone, le 9 août 2023.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Hassimou ALAKARBO
Institut de Recherches en Sciences Humaines-IRSH
Université Abdou Moumouni de Niamey
hassymyala@yahoo.com